Bonus à propos d' "INTERVALLE"
Deux béta-lectrices ont eu la gentillesse de m’adresser des retours sur cette Nouvelle en se demandant si « Intervalle » n’était pas hors-sujet.
Elles avaient personnellement éprouvé des difficultés à y situer le côté « à son réveil, rien n’avait changé. »
La réflexion semble pertinente. Ma nouvelle exploite sciemment l’ambivalence que l’expression porte en elle. Comme précisé dans l’appel à concours du 10 Avril 2023 :
« La phrase est multiple et suggère toute une palette d’émotions ou de sentiments. On peut aussi s’en emparer pour explorer la nature de la vie humaine, les différents types de changements de l’existence, et les façons dont nous y faisons face. Dans certains cas, l’absence de changement ne peut-elle être considérée comme une victoire ?
Parfois, nous avons l’impression que la vie s’est figée. Au réveil, nous retrouvons, ou nous avons l’impression de retrouver le monde exactement tel que nous l’avons laissé avant de nous endormir… ou d’être endormi.
Le sujet de notre concours de nouvelles, « A son réveil, rien n’avait changé », explore cette sensation particulière, cet instant saisissant et parfois dérangeant. Situation rassurante pour certains, vecteur de résilience pour d’autres qui en accepteront la réalité, anxiogène pour d’autres encore. Tout dépend aussi du contexte.
Quoi qu’il en soit, cette sensation ne laisse personne de marbre, et nous l’avons tous connue un jour, à notre réveil. »
Mon parti pris était d’écrire cette nouvelle en écho à mon roman « Si c’est amer, tu dois l’aimer ».
Les personnages, les lieux et l’intrigue sont en continuité et les deux ouvrages s’éclairent mutuellement, apportant au lecteur une vision plus précise de l’univers intérieur de l’auteur
Pour moi, « Intervalle » est une sorte de pastille un peu amère. La gardant juste sous la langue, il se peut que plusieurs impressions se révèlent au lecteur, des sortes d’effet Kiss Cool.
Le premier effet Kiss Cool.
Le lecteur se sent interpellé. Il s’insurge et ça le maintient en haleine : « À son réveil, rien n’avait changé ». À l’évidence, ce n’est pas ce que décrit ici l’auteur. À chacun de ses retours à la conscience, Alban expérimente un environnement totalement différent de celui dans lequel il s’était évanoui. On découvre ainsi le docte vétérinaire dans un clair de lune glaçant au cœur d'une situation de souffrance apocalyptique. Il s'arroge spontanément un pouvoir décisionnaire de vie ou de mort pour mettre un terme à la souffrance existentielle du cheval et par rebond à une partie de celle des deux propriétaires. La distribution des rôles semble incontestablement réelle et les personnages apparaissent figés dans un cauchemar nocturne qu'aucun des protagonistes ne semble pouvoir remettre en question. Brutalement tout échappe à Alban. Renversement de situation. Il perd connaissance.
À son réveil, le lecteur découvre petit à petit que tout a changé. La nuit est devenue jour. Alban a été propulsé à terre non pas par le cheval mais par une autre expérience de chute qui aurait eu lieu dans un lointain passé. Il y voit même défiler toutes son histoire comme un film à rebours en noir et blanc. Pourtant du point de vue de ce personnage, adolescent kamikaze dont le cirque est une quête maladroite de reconnaissance maternelle, rien ne le conduit à remettre en question la validité de ce monde qui aux yeux du lecteur apparait comme radicalement différent du précédent. Alban quant à lui retrouve son univers exactement tel qu'il pensait l'avoir laissé avant de se casser la gueule du trapèze où il faisait le singe. Il endosse donc le rôle sans sourciller ni remettre en question les partitions assignés aux autres personnages qu'il croise. Il n’a aucune notion de la rupture spatio-temporelle dont seul le lecteur est témoin. Sa conscience expérimente une continuité en rapport avec la douleur de la chute et la persistance d’une souffrance existentielle mais il n’a pas le moindre souvenir de cette phase de sa vie antérieure à la quelle le lecteur a assisté. Il est donc incapable de contester la validité de ses identifications lors de son réveil. Pour lui, rien n’a changé.
La crainte de l'intensité douloureuse à la vue de l’aiguille du chirurgien le propulse à nouveau dans l'inconscience. À son réveil encore une fois le décor, l’époque et l’environnement familial que découvre le lecteur ont radicalement changé. Pourtant Alban ne les remet toujours pas en cause. Il ignore tout de la phase intermédiaire qu’a vue le lecteur. Il n’en manifeste pas le moindre souvenir à son réveil bien que le lecteur découvre maintenant qu’il évolue à son domicile familial, adulte, marié et père de trois enfants. Alban n’a toujours aucune conscience de cette nouvelle rupture spatio-temporelle. Il éprouve l'exacte impression de retrouver son monde tel qu'il l'avait laissé avant de perdre connaissance encore une fois à cause de la douleur mais sans que le lecteur puisse y attribuer une origine.
Dans ce troisième contexte, il expérimente en relation avec les enseignements de quelqu’un qu’il nomme " l’autre", la relativité affolante de la fluctuation perceptive de sa propre apparence dans un miroir. Il est incrédule et déstabilisé. Mais cette révélation ne lui remet pourtant pas en mémoire la chronologie discordante de ses alternances d'inconscience et de réveil pour lui suggérer que peut-être il rêve. Le lecteur qui en a été sans contexte le témoin peut par contre éventuellement arriver à cette conclusion. Probablement parce que lui manque cet accès conscient à la discontinuité de son expérience mémorielle, Alban préfère renoncer à remettre en question l’évidence de ses certitudes innées quant à la réalité de l'aspect figé des apparences qu’il croit vivre. Malgré ce qu’il voit devant le miroir et l’exhortation de son propre masque, il choisit d’aller se rendormir en ignorance. Probablement préfère-t-il comme beaucoup de lecteurs qu’à son prochain réveil, à nouveau rien n’ait changé.
Le dénouement peut paraître surprenant pour le lecteur s'il n'a jamais expérimenté d'investigation approfondie sur la nature de l'esprit. Je précise qu’il fait référence au Bardo Thodöl des Tibétains. Bardo se traduit par Intervalle ou Entre-deux, ce qui explique le choix du titre.
Le deuxième effet Kiss Cool.
Une fois l’amertume de la pastille dissipée, se manifetse un flot tumultueux de questions dans l’esprit du lecteur.
Tout ce récit ne serait-il pas qu'un rêve vécu par Alban ? La rationalité du lecteur, ses propres croyances, le contexte dans lequel il évolue pourraient le pousser à s'interroger sur l'intégrité mentale du personnage principal et de l’auteur. Cela lui permettrait, s'il le souhaite, de se débarrasser rapidement et à peu de frais d'une remise en question trop anxiogène sur le pourquoi de la variation des apparences jour / nuit, sommeil / veille, rêve / cauchemar, conscience / inconscience, réalité / irréalité. N’est-ce pas pourtant le cœur de la fluctuation nycthémérale qui rythme nos existences et module nos humeurs d’instant en instant sous une trompeuse impression de continuité liée à la rémanence douloureuse des perceptions d’un attelage corps / esprit que nous oublions d’interroger ?
Le troisième effet Kiss Cool.
Là, ça frise le fantastique. Il est à craindre que très peu de lecteurs puissent en goûter la saveur. Le gradient d’ouverture d’esprit requis pour accéder à une perception instantanée du jaillissement des apparences interdépendantes avant qu'elles ne se figent en un soi et son monde aussi trompeurs et illusoires l'un que l'autre n'est pas à la portée du premier venu. Lors de la transmission à ses disciples par le Bouddha de cet accès au réel, il est rapporté que certains furent tellement saisis et dérangés que leur cœur s'arrêta à l'instant précis où ils réalisaient pleinement la Réalité.
Les témoignages des NDE n'est d'ailleurs pas pris très au sérieux par beaucoup d'occidentaux.
Je laisse donc comme il se doit au jury du concours MBS qui nous invite à explorer les différentes façons dont cette phrase : « À son réveil, rien n’avait changé » peut être interprétée pour écrire une histoire qui donnera matière à réflexion aux lecteurs, le soin de d’apprécier si ma Nouvelle est hors sujet ou non.
Je ne me formaliserai pas de leur décision, l'essentiel étant pour moi de partager cet « Intervalle » qui comme l’Amnésie de « Si c’est amer, tu dois l’aimer » interroge sur la réalité de l’existence et le sens profond des apparences pour tenter d’approcher l’humour fondamental de ce que certains (dont « l’autre » cité par Alban) appellent une farce cosmique.
Je me contenterai d’en sourire.
Bien à vous
Alban Paulh
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