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MAUDIT TABARNACK

Dernière mise à jour : 27 juil.

Bonjour amis blogueurs. Comme vous pouvez le constater le titre a encore été légèrement modifié en accord avec l'usage canadien du "sacre". Pour ceux qui l'ignorent on appelle ainsi la façon propre aux Québécois d'utiliser des mots du registre religieux chrétien pour exprimer des jurons qui recouvrent différents états émotionnels. Tabernacle est ainsi largement utilisé mais l'usage l'a modifié phonétiquement et on le transcrit plutôt par tabarnack.


Je vous propose ici la lecture du deuxième chapitre du roman dont je finalise actuellement les corrections.

« Entrez ! »Foucault pénètre dans le bureau, vaguement inquiet. Il lui a semblé déceler une pointe d’irritation dans la tonalité de l’injonction. Avec ce Ranin, on ne sait jamais sur quel pied danser. Son humeur peut changer d’une seconde à l’autre. Ça se manifeste d’abord par une mutation insidieuse de sa physionomie. Quand ça le prend, ses lèvres d’habitudes fines et bizarrement écarlates se pincent, soudainement exsangues. Son visage, habituellement pâle, se transforme alors en une mosaïque de macules rougeâtres. À croire que le flux de sa circulation s’inverse d’un seul coup. Ce phénomène déroutant doit probablement avoir un rapport avec le fameux tempérament atrabilaire dont le Père Jason les bassine depuis une semaine en cours de littérature.
— Bonjour mon Père.
— Salut Foucault. Bien dormi ? II a l’air de bon poil, pense Foucault. Malgré son caractère bizarre, il apprécie l’homme. Exquis, d’une érudition et d’un éclectisme inégalables, il s’adresse ordinairement à eux, les élèves, en postulant qu’ils sont intelligents. Du coup son bureau est un havre de chaleur humaine et d’émulation intellectuelle. Beaucoup aiment s’y retrouver à la veillée malgré l’éternelle menace d’orage, susceptible d’interrompre sans préavis la réunion. En pareil cas, ils se retrouvent tous bras ballants dans le couloir à supputer sur les raisons cachées de cette mystérieuse inconstance.
— Très bien, merci mon Père.
— Je t’ai fait appeler pour te dire que tu n’allais pas en activité avec les autres cet après-midi. Je souhaite que tu m’accompagnes à l’hôpital pour rendre visite à une vieille dame un peu particulière. J’ai prévenu le Père Martin. Rejoins-moi dès la sortie du réfectoire sur le parking des professeurs. Tu verras, ça promet de ne pas être triste. Selon mes sources, elle est folklorique. Alors, à tout à l’heure, bonne matinée Foucault. Le garçon tourne les talons. Du couloir, avant de pousser la porte sur laquelle est inscrit le chiffre sept, il scrute à travers le judas la salle d’étude. Ses dix condisciples sont courbés sur leur bureau dans un silence religieux à peine troublé par le bruissement des feuilles et l’entrechoquement des stylos sur les règles et équerres. Pas une parole ! Foucault s’est toujours demandé si ce résultat tenait réellement au sacro-saint principe d’autodiscipline dont le collège de la Compagnie de Jésus s’enorgueillit depuis un demi-siècle. La léthargie matinale consécutive au jeûne forcé jusqu’à huit heures moins le quart lui paraît une explication plus rationnelle. D’autant plus probable que les réserves caloriques du dernier repas datent de dix-neuf heures la veille. Elles ont forcément sombré dans le rituel du lever, salué à six heures pétantes par la corne de brume. II s’en passerait volontiers, lui, de cette foutue spécialité-maison réputée forger la volonté et endurcir le corps. Un réveil en gymnastique dehors quelle que soit la météo, sous la menace de voir la séance s’éterniser pour les dix derniers à franchir les portes sur la cour. Quelle connerie ! Le barrissement jette hors du lit même les plus lymphatiques. L’étude du matin ne suffit pas à compenser la fatigue que provoque ce déferlement d’adrénaline. Du coup, les plus malins se couchent le soir sans pantalon de pyjama. Ils étendent à côté du lit le slip enfilé dans le short entre leurs tennis en position de départ. Subtile combine pour gagner quelques secondes, histoire de s’autoriser un crochet par les douches, à l’entrée du dortoir et jeter une serviette sur le chambranle d’une cabine. À défaut de cette réservation que nul ne songerait à remettre en cause, même en remontant les deux étages au galop, personne n’est assuré de pouvoir procéder à ses ablutions avant le coup de sonnette de l’étude. Quant aux malheureux traînards qui se font coincer entre les portes que manipulent quelques auto-disciples particulièrement zélés, ils tombent à leur merci. La durée des mouvements hygiéniques de plein air et le nombre des pompes sur le sol ne varient qu’en fonction des humeurs de ces apprentis despotes et de la température extérieure. Foucault bâille bruyamment. Décidément cette répétition pathétique d’alerte-incendie à l’aurore le vide. II entre dans l’étude et regagne sa place, lançant au passage un clin d’œil à Thierry qui cachette une missive à l’attention de sa dernière conquête. Foucault sort un livre de géographie. Les vertus soporifiques de cette matière n’ont plus de secret pour lui depuis belle lurette. Calé contre la cloison, les jambes étendues sous la table, il plonge dans une somnolence réparatrice d’autant plus béate qu’il bénéficie de l’unique position abritée des regards du couloir. Depuis son parachutage dans cette pièce en seconde, il a eu tout loisir d’analyser pourquoi la première prérogative du terminal désigné chef d’équipe consistait à s’octroyer ce site stratégique. Son tour venu, il n’a pas laissé sa part au chien. Même s’il savait que ces trois trimestres ne compenseraient pas l’arriéré de sommeil des deux années précédentes, il comptait bien s’employer à, au moins, ne plus l’aggraver.Les externes ne connaissent pas leur chance, songe-t-il. Jusqu’à la troisième, il était comme eux. Inconscient de son bonheur. Bénéficier de l’intimité d’une chambre individuelle sous le toit de ses parents, quel luxe ! Chiotte que ce déménagement qui l’a propulsé dans ce bagne ! Dire que c’est lui qui a accepté de venir ici. Repensant à la notice informative qu’il avait parcourue avant de s’inscrire, il rit jaune. Les photos de la cour d’honneur avaient des allures de « relais et châteaux ». Une petite phrase concernant la possibilité d’aller se doucher et se changer après une gosse pluie avait noyé ses inquiétudes dans une humanité rassurante. Aujourd’hui ce baratin lui évoque plutôt une manipulation style « Arbeit macht Frei », les savonnettes de plâtre et les serviettes distribuées larga manu à la sortie du train pour une autre purification. Bien sûr il faut toujours qu’il exagère tout ! Autre époque, autres lieux, autres objectifs… De toute façon, quel argument convaincrait ses parents de le soustraire à ce marché de dupes tant qu’il n’aura pas obtenu son bac ?

Alban Paulh tous droits réservés.

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