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Maudit Tabarnack





Bonjour ami(e) Blogueur (euse).

Un pas après l'autre, le travail progresse. Après une pause de plus 27 ans pour finaliser mon deuxième roman qui s'avère être le premier que j'ai écrit, je suis parvenu hier à le soumettre à KDP (Amazon) en ebook, livre broché et livre relié. Il devrait donc être disponible sous peu et je vous en aviserai. J'ai rendu le ebook accessible à 0,99 Euros de façon à ce que vous puissiez accéder sans restriction financière à mon bouquin. Ce n'est pas tout à fait désinteressé puisque j'espère de vous qu'outre une lecture attentive et critique, vous aurez la bonté de déposer des avis documentés sur Amazon de façon à faire apparaître mon titre dans l'algorithme. Sans vous faire un cours sur le monde de l'édition et la quasi impossibilité actuelle à diffuser une oeuvre quand vous n'avez pas d'existence médiatique, je vous assure qu'il est très difficile d'obtenir une visibilité surtout sous pseudo (mais je ne tiens pas à éclabousser ma famille des retombées de mes névroses) sans le concours d'un cercle rappoché de lecteurs compatissants.

Je compte donc sur vous et vous remercie pour votre intérêt.


Voici la suite du feuilleton. Mille excuses pour la pause "réclames" :


Chapitre Six


Le soir au réfectoire des professeurs qui donne sur la cour d’honneur règne une atmosphère bon enfant, presque familiale. D’un côté quelques surveillants résidents partagent une table animée. Anciens élèves, étudiants dans la ville champenoise, leur statut de pion leur fournit une chambre à l’œil en leur permettant de gagner leur argent de poche. Ils parlent haut et rient beaucoup, apparemment insouciants et heureux. La relative liberté de leur vie nouvelle et l’autonomie que leur confère leur poste les grisent. Certains prennent plaisir à étirer dans le temps cette éclipse miraculeuse qui retarde l’échéance de l’immersion dans le monde professionnel et familial. Ils multiplient certificats et diplômes, peu pressés d’abandonner leur statut d’adolescents attardés. Le petit pouvoir qu’ils exercent sur les élèves du premier cycle les conforte dans leur certitude d’être passés du bon côté. Une minorité poussera même cet avantage jusqu’à devenir professeur au collège pour ne plus quitter ce cocon rassurant. Une fois mariés, ceux-là continueront à prendre leur repas ici à midi dans ce microcosme déconnecté de toutes réalités extérieures. Dans l’autre partie de la pièce, les pères n’occupent que la moitié d’une table. En doyen, le père Trajean drapé dans sa surdité préside à une extrémité. Sa soutane noire soulignée par sa toison blanche tranche sur l’uniformité des vestons gris piqués d’une discrète croix métallique au revers du col. Ses quinze condisciples conversent à voix basse par groupe de deux ou trois comme s’ils voulaient à tout prix que leurs confidences ne parviennent pas à l’autre table. Le patriarche que tout le monde surnomme Bison blanc n’en est que plus isolé. Tous semblent l’avoir oublié. Le père Ranin est assis à côté du père Layol. II se penche vers lui, s’assure que le père de Bièvre ne puisse l’entendre et souffle :

— Ton neveu me préoccupe. J’ai eu une conversation avec lui à propos de la religion et la foi. Il me donne l’impression d’être en pleine traversée du désert. Il s’offusque des inégalités, s’emballe et remet tout en question. Il t’en a parlé ?

Layol regarde Ranin, perplexe. La bouteille de vin qu’il venait de saisir reste en suspens une fraction de seconde. Le goulot tinte contre le verre de Ranin qui s’empresse de le couvrir de ses doigts en murmurant :

— Tu sais bien que je ne bois jamais, mon estomac me l’interdit.

— Excuse-moi. Je pensais à Foucault. Non. Il ne m’a rien dit. II est assez secret, tu sais. Sous ses airs de poupon monté en graine, je le soupçonne de ne pas être aussi heureux que son sourire l’affiche. Tous les dimanches soir à sa descente du train, il passe dans mon bureau et nous bavardons. II me raconte son week-end, me donne des nouvelles de mon frère, me demande si j’en ai de ses grands-parents. Mais il ne se livre jamais. J’ai le sentiment de ne le connaître que superficiellement. II me fait penser à sa mère. II lui ressemble. Elle est belle et il en est très fier. Quand il parle d’elle, je sens qu’il l’admire. Il ne supporte pas qu’on émette la moindre critique à son égard et pourtant je me demande s’il ne souffre pas d’un manque de tendresse. Ma belle-sœur n’est pas très démonstrative avec ses enfants. C’est une femme de tête, un peu rigide. Elle aime ses fils mais les élève dans la continuité de principes qui datent de son enfance. Ça la rend un peu inaccessible. Jusqu’à son entrée au collège, Foucault habitait en province. Il prétend avoir accepté de devenir pensionnaire pour échapper à la vie en appartement à Paris. Mais cette fuite cache sûrement autre chose. À quinze ans, on ne renonce pas à la liberté sans raison. Avant, il montait à cheval. Ses parents se plaignaient qu’il passait ses journées avec les copines du club hippique. J’imagine qu’il devait avoir pas mal de succès. Comment a-t-il pu décider d’abandonner ce mode de vie parce que ses parents déménageaient ? Il aurait voulu se punir qu’il n’aurait pas agi autrement. Mais de quoi ?

— Oh tu sais ! L’adolescence… Moi, j’ai grandi dans une famille modeste bien loin de l’opulence de votre bourgeoisie industrielle. À la maison, pas question d’équitation, de tennis ou de natation. Nous étions des petites gens, besogneux et méritants. Pas de rigidité mais de la rigueur, tant sur le plan financier que moral. Comme Foucault, je n’ai pas de sœur. Les seules femmes de la maison étaient la Vierge Marie et ma mère. Nous vivions dans un monde à part. Maman était d’une religiosité extrême. Tout était volonté divine. La pauvreté ? Un don du ciel, occasion de mortification, une opportunité de racheter ses péchés. J’ai grandi en odeur de sainteté pendant des années sans me poser de questions, heureux de participer à ce que je prenais pour une sanctification familiale. Mais ma chair s’est éveillée un matin sans prévenir. Un combat a commencé en moi. La féminité s’est révélée sous un autre visage, celui de la tentation impure. À peine si j’osais encore lever la tête vers la Vierge Marie. Je fuyais les jeunes filles. La vision de leurs silhouettes à la messe du dimanche suffisait à me distraire. Leur parfum dans la cohue de la sortie me troublait. Des pensées avilissaient mon âme. Le rempart de la prière semblait s’effriter. Ma faiblesse, mon incapacité à résister au vice m’emplissaient d’un désespoir sans borne. Je pleurais l’âge béni des péchés véniels. L’image irréprochable de mes parents accentuait la noirceur de mon âme. Persuadé de manquer de volonté, tiraillé par le remords, j’avais réclamé de devenir pensionnaire. J’imagine que Foucault a agi selon un schéma identique pour se soustraire d’un environnement qu’il croyait synonyme de perdition. II pensait probablement trouver au collège un réconfort qu’enfant il cherchait dans les jupes de sa mère. II ignore encore que la tentation chacun la porte en lui où qu’il soit. Il préfère se révolter contre les apparences. Incapable de mobiliser suffisamment de force en lui, il abandonne sa foi et conteste jusqu’à l’existence de Dieu. II nie les choix qu’il a faits et insinue avoir été trompé sur l’essence même de la vie.

Le père Layol repose sa fourchette en dodelinant de la tête dubitatif.

— Tu devrais manger, François, ça va être froid. Je crois que tu te fais trop de souci pour lui. Comme tu l’as dit, il traverse une crise. C’est la puberté peut-être. J’ai confiance dans sa force de caractère. II la surmontera.

Ranin avale deux bouchées et repousse son assiette.

— Ça ne va pas, s’inquiète Layol. Tu n’as encore rien mangé aujourd’hui, comme hier. Si ton estomac te fait toujours souffrir tu devrais re-consulter le Docteur Gonin.

— Mais non, mais non. Ça va… Ton optimisme m’étonne. Nos jeunes sont confrontés à des périls bien supérieurs à ceux que nous avons connus à leur âge. La vie facile, la drogue, une sexualité galvaudée qui s’affiche sur tous les murs pour vendre n’importe quoi. Que veux-tu qu’il leur reste comme repère ? La notion de famille n’existe plus. La religion fait figure d’anachronisme. Dans cette société qui se veut sans tabous, que leur reste-t-il pour se guider s’ils renoncent à la foi ?

— II faut pourtant qu’ils se préparent à y vivre. Dès la fin de l’année, nous ne serons plus derrière eux. Puisque Foucault t’a confié ses doutes, essaye d’y répondre. Je vais tenter de mon côté d’ouvrir une porte en espérant qu’il s’y glisse.


Chapitre sept


Foucault grimpe l’escalier quatre à quatre. Le palier du premier n’offre qu’une porte. Pas de sonnette. II frappe. Rien… II tambourine en songeant que la fouine doit être sourde comme un pot. Ça lui est venu sur le trajet cette ressemblance. Depuis impossible de l’appeler autrement. Il allait tourner les talons mais ça chuinte derrière la boiserie.

— Qu’é que c’est c’bordel, miaule la vieille dans l’entrebâillement.

Elle plisse les yeux en ronchonnant et avance d’un pas pour mieux voir l’intrus.

— Vain Diou ! V’la l’autre morveu. L’ curé m’avo ben dit qu’tu t’pointero. J’croyais qu’y m’pipautait Allez ! Entre mon poulet. J’va t’montrer m’piaule. Vise-mi ça. Versailles...

Médusé, Foucault entre à sa suite. Il la regarde traîner ses charentaises comme si lever les pieds risquait de faire s’envoler sa carcasse. Elle le balade à travers les trois pièces de sa cage à poules en s’extasiant sur le confort d’un vrai chez-soi. Les papiers sont défraîchis, la peinture écaillée et au sol l’usure dessine des continents de ciment gris dans l’océan bleuté d’un linoléum hors d’âge. Elle a gardé le clou de la visite pour la fin. Avec une mine théâtrale, elle tourne l’interrupteur d’une pièce aveugle. La lumière tombe sur une salle de bain aussi rudimentaire que crasseuse. Magistrale, elle déclame :

— L’reine a sin trône. T’imagine ça, l’môme.

Avec un regard hargneux pour la pomme de douche qui pendouille au-dessus du sabot en fonte émaillée, elle ajoute :

— Quant à c't outil-là, c’est pas pour mézigue. Supplice de gestapiste… M’ont eu une fois à l’armée du Salut. Z'ont bien failli me noyer. Pas demain la veille qu’m’y reprendront !

Foucault tente de garder son sérieux. Doit s’être échappée d’une page de Zola, la Parliez. Pourtant non, l’odeur ne trompe pas. Rien à voir avec celle d’un bouquin même moisi un siècle au fond d’un grenier. Puanteur bien réelle de transpiration aigrelette mâtinée de pisse froide, eau de Cologne et savon de Marseille. Flaveur étonnante ! Le pire c’est qu’on s’y habitue.

— T’causes nin d’trop, l’grand. T'as-t'y perdu ta langue ?

— Je suis venu vous dire un petit bonjour et m’assurer que vous ne manquiez de rien.

— Gard’mi c’drôle. Nin encore de poils au derche qu’c’a vous enjôle. Zyeux d’archange et parlote sucrée. Si j’étais nin ratatinée comm’an figue, j’croirais qu’t’en pinces per mi.

Foucault s’étouffe. Écarlate, il tripote dans sa poche les bons qu’il lui a apportés. II hésite à rebrousser chemin sans les lui donner. Après tout, mérite-t-elle qu’on s’occupe d’elle.

— T’vexe nin min puceau. Mi ce qu’j’causais, c’était pour t’faire plaisir. T’es beau gosse, t’ sais.

Bien ma veine de plaire aux vieilles, songe Foucault avec un sourire.

— T’peux t’asseoir, je va nin t’manger. T’veux boire que’que chose.

Elle farfouille dans son caddie qui stationne en plein milieu du séjour à côté d’un buffet Barbes.

— Voulait que je l’vide et que je l’laisse en bas, l'aute tordu de curton. Bernique. Peut toujours se gratter. Sait pas de quoi demain sera fait. Si j’dois m’carapater comme en trente-neuf, intérêt qu’ma carriole crèche à portée d’ main. Risque pas qu’ j’range m’ n’ affaires dans s’ placard.

Elle extirpe de son capharnaüm une bouteille de rhum et deux gobelets d’une transparence douteuse.

— Vous n’avez rien de moins fort, murmure Foucault en détaillant l’unique gravure pendue au mur face à sa chaise. Depuis que ses yeux sont tombés dessus il ne parvient plus à les en détacher. Fascinant ! Le vieux cliché noir et blanc livre impudiquement à son regard la nudité rebondie d’une jeune femme au sortir du lit. Ses cheveux défaits tombent en cascade sur la chute des reins. Ses hanches lourdes s’épanouissent en amphore. D’une main, elle tient un drap de satin comme si un instant elle avait songé à s’en voiler. L’autre main est cachée, glissée entre ses cuisses tandis qu’elle tourne vers l’objectif un visage mutin, faussement surpris.

— Nin du raide, t’peux boire, reprend la vieille en remplissant les godets.

Il prend le verre, hume et frissonne. Son regard retourne malgré lui vers la belle aguicheuse. Jamais chez ses parents ne s’afficherait telle indécence même sous prétexte d’art. Comment ne pas penser à l’absence de cette main. Une excitation coupable le gagne. Sa pensée ne lui avait encore jamais suggéré que les femmes aussi pouvaient user en solitaire d’intimes ressources. Il sert les cuisses et pour se calmer songe que la photo doit dater de Nadar. La nana aujourd’hui doit friser les soixante-dix piges ou être morte. Simple illusion. Pas de quoi s’exciter ! Une supposition folle lui remet du rouge aux joues. Et si c’était elle ?

— T’plaît c’te garce, hein ! Petit vicelard, va ! Belle salope, t’sais. À c’t heure, les lombrics ont fini de lui sucer la moule. Toujours puni par où qu’tas péché. Retiens ça, fiston.

— Vous la connaissiez ?

— Si je la connaissais ? Un peu… ouais ! Paraît qu’c’était ma vioque.

Foucault la regarde, éberlué.

— Votre quoi ?

— Ma vieille, quoi !

— Votre mère ?

— Ben ouais ! Tout le monde n’d a une, jusqu’à preuve d’contraire. Même l’chtio Jésus.

— Et elle se laissait photographier dans cette tenue ?

— Preuve qu’oui. Avant qu’j’naisse, note ben.

— Et votre père ne disait rien. Ça ne le gênait pas.

— Naïf, l’chéri. Un père, un père… T’en as de bonnes, ti. Jamais eu d’père. J’étais un accident, t’ comprends. L ‘taulière, l’avait ben dû gueuler. Pour mon arrivée l’a envoyé sa pouliche au vert. Deux mois sans turf. J’lu a coûté chaud. C’est ben rattrapée par l’ suite ma c’t’une aute histoire.

Foucault s’applique à finir son verre. La tête lui tourne déjà. Un peu honteux d’avoir osé ce coup d’œil derrière le paravent de l’éducation policée des bons pères, il réalise que le monde semble fait d’un emboîtement de microcosmes différents. La fouine a raison, il est plus que puceau. II ne connaît rien à la vie et au monde. Elle, par contre, elle a l’air d’en connaître un rayon. II exhume de la poche de son pantalon deux tickets froissés et les pose sur le buffet.

— Je vous ai amené un bon de pain et un bon de charbon.

Elle le scrute d’un air malicieux. Ses yeux lancent des éclairs.

— Le pain, c't une bonne idée, mon lardon. Mais le charbon t’sais, mi j'a jamais froid. J'a pris l’habitude de m’chauffer de l’intérieur. Dans l’rue t’oublie qu’est qu’ c’est un poêle. T’aurais nin plutôt qu’eques pièces ?

Foucault se racle la gorge, gêné.

— La conférence ne nous confie jamais d’argent. Pour ces questions-là, nous devons en référer au père Ranin. C’est lui qui s’en charge directement.

— Te bile nin. J’a compris. L’est ben généreux le monseigneur, mais y veut nin qu’on boive son aumône. Le dernier mot a claqué sévèrement entre ses lèvres fripées. Foucault se lève pour prendre congé. Il a retrouvé deux pièces de cinq francs dans sa poche et les pose discrètement sur un coin du buffet en se dirigeant vers le couloir.

Des coups retentissent à la porte. Elle s’ouvre brutalement et une voix avinée braille :

— Oh ! La Margot. Tu me le montres ton cul, que j’ te l’secoue.

— T’ gueule ! J’a d’monde.

Furieuse, elle pousse l’intrus contre la cloison pour laisser passer Foucault qui s’empresse de se faufiler, jetant un regard à l’individu. Penaud l’autre souffle dans un relent anisé :

— Bonsoir M’sieur.

Sur le palier, la Parliez contemple ses pantoufles, ennuyée.

Avec un sourire, Foucault lui dit :

— Les bons de charbons, vous pourrez toujours vous débrouiller pour les revendre ou les échanger.

Elle redresse le visage, illuminée, et lui caresse la joue.

— T’es un bon cht’i, t’sais. Gueule d’amour, va.

II dévale les escaliers. Elle l’émeut cette mémé délirante. Ranin ne doit pas se douter quelle vieille salace il a sorti de la rue. Mauvaise pioche ! Quoiqu’il n’est pas si con. Vincent de Paul allait au-devant des plus démunis sans discrimination, non ? La pauvreté n’est pas qu’affaire d’argent.

Jamais, il ne pourra parler de tout cela avec les copains. Ils ne le croiraient pas et s’il leur explique ce qu’il a ressenti, ils le prendront pour un malade.


Chapitre huit


Pierre-Henri sans Foucault, Foucault sans Pierre-Henri, inconcevable ! Aussi incongru depuis l’arrivée au collège de Pierre-Henri que Bonnie sans Clyde ou Clyde sans Bonnie. Ils se sont reconnus au premier regard malgré la différence d’âge. Échalas l’un comme l’autre, ils habitent à Paris tous les deux et voyagent dans le même compartiment les week-ends. Question déconnage, personne ne peut rivaliser. Il faut dire qu’ils y mettent un point d’honneur. Particularisme qui les rapproche encore plus : ils peuvent l’un comme l’autre s’enorgueillir d’un oncle ecclésiastique S.J au collège. Hérédité encombrante qui leur vaut à chacun d’être affublé du surnom de leur parentèle et de bénéficier parfois de la vindicte qui l’accompagne. À ce titre, Pierre-Henri est le plus mal loti ayant le privilège contestable d’être le neveu du père de Bièvre. La cote du préfet des études n’étant pas au zénith, son neveu a la fâcheuse impression d’être parfois pris entre deux feux. Contrairement à Foucault, il n’a pas souhaité atterrir ici. Ces parents l’ont expédié contre son gré au milieu du premier trimestre pour que son oncle le mate après un troisième renvoi en deux ans. Pedigree flatteur aux yeux de Foucault. Sans ternir l’amitié qui lie Foucault à Philippe et Thierry, l’arrivée de Pierre-Henri dans l’équipe sept a changé la répartition des cartes. En fait, Foucault jubile d’avoir trouvé l’acolyte qui lui manquait pour poursuivre la geste de ses coups pendables. Philippe et Thierry sont trop timorés pour encourir les foudres du Père de Bièvre. Ils s’ébaudissent aux récits des exploits des deux autres et participent volontiers aux libations qui saluent leurs retours de missions, mais il ne faut pas leur en demander plus. Philippe est même devenu champion de débouchage de pinard au fil électrique selon la technique « Foucault ». En un tour de main, il décachette, enfonce le liège dans le vin et glisse le cordon terminé par un triple nœud bien épais. En jouant sur l’inclinaison de la bouteille, il tire sur le fil jusqu’à engager le bouchon dans le goulot. La calant entre ses pieds, il exerce une traction violente jusqu’à ce que le nœud expulse le bouchon sans souiller le liquide. Son unique descente à la cave lui a communiqué une telle peur rétrospective qu’il n’a jamais réitéré l’exploit. Sa pétoche communicative a convaincu Thierry de renoncer à tenter l’expérience. Du coup Foucault commençait à se morfondre. Son oncle se demandait s’il ne se tapait pas une petite déprime. Pierre-Henri a surgi à point nommé. Les escapades solitaires, aucun intérêt. La jubilation naît du partage. Entre la défection de Philippe et l’arrivée de Pierre-Henri, Foucault est retourné deux fois au supermarché, comme il dit. La première, il en a remonté quatre canettes de Schweeps, histoire de partager avec les copains mais le voyage ne lui a procuré aucun émoi et ça l’a frustré. Après une semaine de réflexion, il est redescendu. Un quart d’heure plus tard, il remontait chargé d’un cageot d’Orangina. Trois douzaines de petites bouteilles jaunes. Quand Philippe et Thierry l’ont vu installer ça tranquillement au dortoir, ils n’en croyaient pas leurs yeux :

— T’as pété un câble. Tu vas laisser ça là ? Et si de Bièvre ouvre ton placard.

— Je l’ai acheté en ville. Qu’il me prouve le contraire. Après tout, ça n’est pas interdit.

— N’empêche que ça n’a pas dû passer inaperçu. Les cageots sont consignés. L’intendant doit bien savoir combien il en rentre.

— Je m’en tamponne le coquillard, si tu veux le savoir.

Fiasco. Augmenter l’enjeu du défi l’avait juste foutu de mauvais poil sans lui révéler la moindre sensation nouvelle. La nuit même il le déménagea au local de la sept, plus anonyme. Il abandonna toute pratique aventureuse et se morfondit jusqu’à l’arrivée fracassante de Pierre-Henri précédé par sa réputation de cancre invétéré. Informé par son oncle, Foucault savait en quelle estime de Bièvre tenait son neveu. Furieux de le voir débarquer, le préfet jugeait que son image dissipée ternissait son nom. Cette prise de position éveilla la sympathie de Foucault pour Pierre-Henri avant même de l’avoir rencontré. Le laïus alambiqué que de Bièvre crut nécessaire d’asséner à toute l’équipe sept la veille de l’arrivée de Pierre-Henri acheva de le convaincre qu’il devait s’agir d’un mec passionnant. De Bièvre tournait autour du pot et Foucault savait qu’il ne fallait pas s’y tromper. Sous ses propos sirupeux et rassurants, il était simplement venu les avertir qu’il considérait son protégé comme un sale petit merdeux qu’il allait rapidement mettre sur le droit chemin. Il entendait que chaque membre de l’équipe participe à cette mission. Cet émouvant plaidoyer pour un paumé constituait aux yeux de Foucault l’apologie de la délation sous couvert d’une charité chrétienne dévoyée. Dès lors il adhérait sans restriction à la cause du nouveau. Ils prendraient le maquis tous les deux.

Quand Pierre-Henri avait poussé pour la première fois la porte de la salle d’étude du coin de sa lourde valoche, le regard sombre et la mine renfrognée, Foucault avait deviné qu’il avait été contraint à une étape dans le bureau du Père de Bièvre. L’entrevue avait dû être salée. D’ailleurs en y regardant de plus près, il avait deviné les traces de larmes sous les yeux brillants qui lui évoquaient ceux de la « fouine » sans qu’il s’explique pourquoi. Peut-être à cause de leur couleur et leur mobilité dans ce petit visage triangulaire et maigre qui lui donnait un air d’enfant battu. Peut-être à cause de l’éclat rageur et revanchard qui présageait qu’il n’accepterait jamais de se laisser écraser par plus fort que lui. Sûrement à cause de cette lueur d’intelligence roublarde qu’il avait en commun avec elle. Foucault le prit en charge immédiatement. Il le conduisit au dortoir, lui indiqua son lit et son placard, lui fit visiter le local technique de l’équipe et le mit au courant des us et coutumes du collège. Il l’affranchit sur ses propres agissements et lui promit de l’initier. En quarante-huit heures, ils devinrent aussi inséparables que les doigts d’une main. Ils se comprenaient sans échanger un mot. Un clignement d’œil ou un geste discret suffisaient pour qu’ils se retrouvent au local de la sept. Passé l’extinction des feux, cette pièce encombrée de pots de peintures et de pinceaux devenait leur Q.G. Les vapeurs de térébenthine leur montaient à la tête. Ils consumaient quelques Dunhill, avalant la fumée jusqu’à la nausée, buvaient au goulot plusieurs rasades de Monbazillac puis partaient en titubant dans l’obscurité avec des précautions de Sioux enivrés. Les objectifs variaient d’un jour sur l’autre, le prétexte demeurant toujours alimentaire. Néanmoins la véritable motivation restait cette délectable frayeur qu’engendrait la clandestinité, ils étaient passés maîtres dans l’art de se mouvoir la nuit à travers les coursives du gros vaisseau assoupi. L’opacité résonnait d’une foule de petits bruits affolants qu’ils avaient appris à identifier. La topographie du bâtiment jusque dans ses entrailles obscures n’avait plus de secrets pour eux. Chaque coup de main était une offensive rapide et efficace basée sur une stratégie précise. Ils se retrouvaient aux récréations pour élaborer des plans, prévoir des issues de repli et envisager de nouvelles cibles. Plus leurs descentes se multipliaient, plus le risque devenait grand. Ils faillirent se faire pincer une nuit par l’intendant en voulant réitérer le pillage de la chambre froide des cuisines. La semaine précédente tout avait fonctionné comme sur des roulettes. Le régime de bananes qu’ils avaient chapardé avait nourri toute l’équipe au goûter du lendemain dans le local. Auréolé par cette victoire prestigieuse, Foucault avait réussi à convaincre Thierry et Philippe de les accompagner pour une « promenade de santé » en leur faisant miroiter un butin digne de la caverne d’Ali Baba. Manque de pot un superbe verrou condamnait désormais la porte du frigo, témoin indubitable de la découverte du larcin par cet enfoiré de Grandet.

— On se casse et au trot. On est cramé, dit Foucault en constatant le stratagème.

Un vent de panique courut sur les deux novices qui réalisèrent brusquement avoir pris des risques démesurés pour rien. Ils repartaient tous les quatre en chuchotant quand retentit la voix du frère Grandet.

— Qu’est-ce que vous foutez là, bande de petits salopards ? Attendez que je vous attrape.

Ils démarrèrent comme des fusées, courant de front en occupant toute la largeur du couloir et sans réfléchir obliquèrent au bout de la ligne droite deux d’un côté, deux de l’autre. Le fère Grandet s’immobilisa devant l’ascenseur, les bras ballants et le souffle court, pestant contre son pied bot.

— Plus jamais ! bougonna Philippe quand ils se rejoignirent au local cinq minutes plus tard.

— On l’a quand même bien baisé en se séparant. Il ne savait plus où donner de la tête. Il est resté comme un con devant la porte de l’ascenseur alors qu’il nous avait presque gaulés, ajouta Thierry.

— Notre chance c’est qu’il a les méninges encore plus atrophiées que le pied, lança Foucault.

— Faut reconnaître qu’il n’a pas inventé la poudre, reprit Pierre-Henri. Il aurait allumé dans le couloir, il nous reconnaissait tous.

— En attendant, va falloir trouver d’autres territoires de chasse, dit Foucault.

— Ouais, ben sans moi ! laissa tomber Thierry.

— Et sans moi, non plus. Question promenade de santé, tu repasseras, conclut Philippe.

— Comme vous voulez les poulettes, on ne vous force pas, assena Pierre-Henri avec un petit sourire perfide.

— Allez, allez vite vous coucher mes chéris et tâchez de ne pas vous faire alpaguer en remontant. Nous, on a encore des projets à étudier.

Sans attendre leur réponse, Foucault sortit une bouteille de blanc et deux godets. II versa le vin et s’installa à l’angle de l’établi en leur tournant le dos.

— Ça va, on se casse, murmura Philippe, vexé. C’est pas la peine de nous faire la gueule. Tout le monde ne peut pas être aussi allumé que vous. Allez, tchao ! À demain.

— Tchao !

La porte du local se referma. Ni Foucault ni Pierre-Henri n’accordèrent le moindre regard aux déserteurs. Ils demeurèrent silencieux cinq minutes, chacun le nez dans son verre. Soudain Foucault brisa le silence.

— Putain, j’ai la dalle. On ne va pas rester sur un échec. Qu’est-ce que tu dirais d’un gâteau d’hostie à la confiture ?

— Tu déconnes. On ne va pas piquer des hosties consacrées… Là, c’est plus le renvoi, c’est l’excommunication ! De toute façon, les tabernacles sont fermés à clé.

— T’inquiète. Dans la sacristie de la crypte, il y a une réserve d’hostie. Elles ne sont pas consacrées si ça peut te soulager. Elles sont même encore dans l’emballage d’origine par paquets de cinquante. Et c’est de l’hostie modèle familial. Dix centimètres de diamètre, panification à l’ancienne s’il te plaît. Un vrai délice. Au réfectoire dans le tiroir de la table, il y a un reste de confiture de ce matin. Tu verras, sur le coup de blanc ça te fait un gâteau extra. Après on va se pieuter.

— O K.

Ils partirent silencieusement vers le réfectoire. Au moment d’en pousser la porte, ils n’eurent que le temps de se plaquer contre le mur. Une ombre glissa à travers le hall et s’engagea dans le couloir. Ils retinrent leur souffle sans bouger jusqu’à ce qu’elle eût disparu.

— Merde ! C’était Ranin. Qu’est-ce qu’il branle dans les couloirs à deux plombes du mat, chuchota Foucault.

— Peut-être qu’il est somnambule, plaisanta Pierre-Henri. T’as vu comme il marche. On aurait dit un automate.

— Viens ! On le suit. Tant pis pour la confiture. J’aimerais bien savoir ce qu’il fabrique.

Jouant habilement des piliers et des portes coupe-feu, ils lui emboîtèrent le pas à distance.

— Putain, on dirait qu’il a eu la même idée que nous. Regarde, il descend à la crypte, souffla Foucault dans l’oreille de Pierre-Henri.

— Merde… Décidément, on n’est pas verni ce soir. On ferait mieux d’aller se coucher.

— Attends, attends. Faut savoir ce qu’il fout à cette heure-ci dans un endroit pareil. Tu ne le connais pas encore, toi. Mais il est bizarre, ce mec. J’ai toujours pensé qu’il n’était pas net. Peut-être qu’on va savoir.

— Ou qu’on va se faire paner…

— Non, non. On peut se tirer par en bas, je connais. Allez, viens, on y va.

Ils descendirent l’escalier à tâtons.

— T’as vu, il n’a pas allumé.

— Ouais ! Suspect.

Ils se glissèrent jusqu’à la porte entrouverte de la chapelle et s’immobilisèrent. La fente entre le chambranle et le battant leur livra une vision inquiétante. L’un au-dessus de l'autre, l’œil collé sur l’interstice, ils découvrirent la silhouette agenouillée de Ranin dont les traits prenaient des allures surprenantes sous l’éclairage rougeâtre de la veilleuse du tabernacle. Un ronronnement s’éleva rompant le silence oppressant. Ils ne le perçurent pas immédiatement, trop préoccupés à maîtriser le rythme de leurs respirations. Ils avaient l’impression que les battements de leurs cœurs emplissaient les ténèbres. Ils se cramponnaient l’un à l’autre, frémissants, curieux et inquiets, prêts à bondir si la chamade qui bousculait leur poitrine arrivait aux oreilles de Ranin. La rumeur enfla et ils se regardèrent, incrédules. Des sanglots… Ranin pleurait. Doucement d’abord, puis de plus en plus fort. On aurait dit le frémissement d’un ruisseau qui grossit et se mue en grondement de torrent. Le prêtre se recroquevillait de plus en plus, secoué par des ondes qui s’amplifièrent jusqu’à évoquer des convulsions.

— On devrait se tirer, murmura Pierre-Henri. Il me fout les chocottes.

Foucault gardait les paupières rivées au bois de la porte. Il eut un geste d’impatience et murmura :

— Il a l’air de souffrir d’une douleur terrible. On dirait qu’il est possédé.

Un hurlement déchira la nuit. Surpris Foucault enfonça ses ongles dans le bras de Pierre-Henri. Ranin s’était jeté en arrière sur le sol et il se tenait la tête entre les mains. Des mots sans suite s’échappaient de ses lèvres. Les adolescents ne parvenaient pas à en saisir le sens. Puis il vomit des imprécations violentes.

— Non, non. Pas ce soir… Plus, plus. Jamais plus. Éloigne de moi ce calice. Aie pitié de ton fils indigne. Sauve-moi de ce supplice. Ne m’abandonne pas.

Les garçons se regardèrent, atterrés. Sans échanger un mot, ils se déplacèrent vers l’autre porte de la crypte. Foucault désirait s’éclipser par une issue dérobée. Le noir était total. Pierre-Henri buta contre un obstacle. Foucault le tira par le bras et ils se collèrent derrière le battant de la sacristie. Ils étaient tétanisés. Le barouf avait sorti Ranin de sa transe. Ils le voyaient à cinq mètres d’eux. Il s’était relevé et tournait la tête en tous sens, roulant des yeux hagards. Un gros floc claqua dans le silence. Un bruit mat et lourd d’écrasement, bientôt suivi par une cascade de sons identiques qui se précipitèrent pour finir en une véritable salve. Foucault sentit un filet de transpiration froide lui couler dans le cou. Pierre-Henri tremblait contre lui. Il n’arrivait pas à chasser de son esprit la vision délirante que lui évoquait ce bruit. Il imaginait une énorme vache noire et blanche, la queue relevée et les flancs contractés, larguant une succession de grosses bouses verdâtres sur le béton du couloir.

— Bordel de bordel. Tu t’es farci l’étagère des missels. Ils vont tous se casser la gueule, souffla Foucault. Cette fois, on est bon pour se faire gauler.

— Qui est là ? lança Ranin d’une voix mal assurée.

Les garçons s’écrasèrent contre la cloison en retenant leur souffle. Le père se dirigea vers le couloir d’un pas hésitant et alluma. Il cligna des yeux, regarda à droite puis à gauche avant de découvrir le monticule de livres de messe sur le sol. Il eut l’air à la fois surpris et rassuré. Jetant un ultime coup d’œil alentour, il s’accroupit et entreprit de ranger les ouvrages sur les rayonnages. Ses gestes avaient une lenteur anormale. Il marmonnait et Foucault entendit distinctement :

— Merci, merci Seigneur de me parler. Enfin, tu m’envoies un signe. Je t’entends.

Son visage avait une langueur extatique. Pierre-Henri et Foucault percevaient le son de sa respiration tant il était proche. Chaque seconde leur paraissait un siècle. Enfin, le père se releva et s’éloigna vers l’escalier. Ils entendirent son pas traînant s’estomper. Foucault comptait mentalement les marches. La lumière s’éteignit et un claquement retentit. Ils restèrent encore plusieurs minutes immobiles et silencieux.

— Merde. J’ai vraiment cru que j’allais me chier dessus, murmura Pierre-Henri. T’imagines s’il nous avait vus. II aurait été aussi mal que nous.

Ouais ! T’as raison. Je crois qu’il ne nous l’aurait jamais pardonné. J’en ai la chair de poule. En tous cas, il a l’air torturé. Bon, il était écrit qu’on ne boufferait pas ce soir. On ferait bien d’aller se pieuter si on veut dormir un peu.

— Putain, on va être cassés demain.

— Motus, hein ! Pas un mot… À personne.



Alban PAULH tous droits réservés.











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