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Maudit Tabarnack, la suite du feuilleton...


Assez surprenant de constater à quel point dans le monde actuel les gens cliquent, survolent quelques secondes et ne prennent ni le temps de lire ni celui d'approfondir. Civilisation du presse bouton, presse purée, alimentation prémachée, fast food, fast roman, fast ciné, fast séries, grande "fastigue", prémice d'asthénie mentale...

Incroyable de constater qu'en proposant des lectures d'oeuvres à 0.99 € en accés ebook (parce que KDP ne me permet pas de les mettre en accès gratuit) pour qu'un lectorat puisse les commenter et s'exprimer à leur sujet, on ne rencontre qu'indifférence. Attristant pour tout auteur de ne pouvoir rencontrer l'émulation du partage intellectuel.

Pour ceux qui auraient su rester curieux, je vous propose la suite de la lecture gratuite du roman. Biensûr vos retours sont précieux à mon coeur... amitiés Alban Paulh.


Chapitre neuf

— Putain ! Qu’est-ce qu’il branle ? Ça fait une demi-heure qu’on attend. S’il n’est pas là dans cinq minutes, je m’casse. J’ai un devoir de physique à finir pour demain, bougonne Patrick.

— T’as préparé les intentions de prière au lieu de râler, interroge Foucault.

— Non, pas eu le temps.

— Eh bien fais-le, ça t’occupera. De toute façon, il faut que tu les aies rédigées avant ce soir. La messe est à dix-huit heures, j’te signale.

— Quelle barbe !

— Ça, mon pote, c’est chacun son tour comme à confesse. Après t’es peinard pour un moment. T’as encore deux ans à tirer. Alors si tu ne te sens pas capable de rédiger une bafouille tous les six mois pour satisfaire les pères, je te conseille de convaincre tes vieux de t’inscrire dans l’publique.

Foucault regarde sa montre et jette un coup d’œil interrogateur en direction de Pierre-Henri. II s’approche et murmure :

— Ça ne lui ressemble pas à Ranin d’oublier une préparation de messe. II a dû lui arriver quelque chose… il a peut-être fait un malaise après être remonté hier soir… Si j’allais demander à de Bièvre ?

— Attendons encore cinq minutes, on verra bien, répond Pierre-Henri. En tout cas, moi, je ne t’accompagne pas. J’ai pas envie d’voir mon oncle.

Le père Ranin entre dans la petite chapelle, essoufflé, le visage tendu, marqué par les fameuses macules rougeâtres. Silence pesant… Les regards convergent sur lui. II a l’air gêné et fatigué. Ses épaules sont affaissées. II tire une chaise face au groupe et s’assied, pose ses mains sur ses genoux et pince les lèvres en un petit sourire triste.

— Excusez-moi les garçons. Je vous ai fait attendre. Hélas, il y a des événements qui ne se programment pas… La vie est faite de surprises et d’aléas. La mort en est un… Pierre-Henri touche le bras de Foucault en lui adressant un froncement de sourcils dubitatif.

— J’ai été appelé ce matin auprès de Madame Caroli, poursuit Ranin. La plupart d’entre vous la connaissent. L’équipe a réalisé plusieurs chantiers chez elle l’année dernière et cette année. Cette femme a déjà été durement éprouvée dans le passé. Aujourd’hui, son fils aîné s’est tué en cyclomoteur. Voilà, il fallait que je vous le dise… La peine de cette femme m’a ébranlé autant que son courage. Les plus grandes leçons viennent parfois des gens les plus simples. Vous suivrez presque tous des études supérieures. Vous occuperez probablement des postes importants dans la société… Alors, n’oubliez jamais les humbles et tâchez de le rester aussi dans votre cœur. Nul n’a idée de ce que la vie lui réserve et encore moins de la durée pour laquelle Dieu l’a mis sur cette terre. Ne dilapidez pas les talents qui vous ont été confiés. Faites-les fructifier pour le bénéfice du plus grand nombre et surtout des plus démunis. Personne ne sait quand viendra l’heure des comptes. À tout âge, il faut être prêt…

Foucault fulmine dans son coin. Injustice monstrueuse ! À seize ans, abandonné par un père alcoolique et brutal, se faire écraser par un camion… Foucault l’avait croisé en allant livrer des bons de charbon à sa mère. Didier avait l’air réjoui au bras de sa copine. Madame Caroli disait qu’il avait dégoté un boulot dans une boulangerie et, qu’honnête et travailleur, il ne suivrait pas les traces de son foutu père. Il deviendrait quelqu’un. Bordel de merde. S’il y a vraiment un marionnettiste là-haut qui tire les ficelles de ce putain de théâtre, pourquoi s’acharne-t-il toujours sur les mêmes ? Il aura connu quoi de la vie, ce mec, à part le pire ?

— Ça ne va pas Foucault ? demande Ranin. Tu as l’air contrarié.

— Oui, je le suis. Comment voir derrière autant de cruauté la main d’un Dieu créateur qui se dit Amour ? J’en ai marre d’être pris pour un con.

— Foucault ! Stop ! Tu dis n’importe quoi. Je comprends ton émotion, ta révolte mais ça ne t’autorise pas à blasphémer, répond Ranin en colère. Que sais-tu de ce qu’aurait pu être l’avenir de ce garçon ? Qui te dit que le Seigneur en le rappelant ne lui épargne pas le pire ? Chacun porte sa croix. Elle n’est identique pour personne. Seul Dieu apprécie la longueur et la difficulté du chemin. N’oublie pas qu’en cette existence, nous préparons notre vraie vie, la vie éternelle, celle que nous aurons mérité de passer à ses côtés plus tard s’il nous en juge digne.

Foucault baisse les yeux vers ses chaussures, fumasse et pas convaincu. Loin s’en faut.

— Je célébrerai la messe de ce soir à la mémoire de Didier Caroli. Nous allons préparer des intentions de prière et choisir les textes. Je les réutiliserai vendredi pour les obsèques. Je souhaite, dit-il en se tournant vers Foucault, que l’équipe qui a réalisé le dernier chantier chez Madame Caroli se joigne à moi pour cette célébration et assure les lectures.

Muet, Foucault hoche la tête en signe d’assentiment. Ranin ouvre les Actes des Apôtres et propose plusieurs épîtres. Personne ne paraît motivé pour se prononcer sur un choix. Foucault reste délibérément absent. Brutalement, Ranin claque son livre et lance :

— Puisque cela vous intéresse autant, je choisirai moi-même. Débrouillez-vous pour les intentions et les chants. Quant à toi, Foucault, tu passeras à mon bureau à midi pour que je te donne la lecture que tu prépareras pour ce soir en répétition de vendredi.

Tous se regardent dans un silence de mort qu’interrompt un borborygme violent de l’estomac de Ranin. Le visage du père s’est obscurci, ses lèvres sont livides. Les macules se redessinent. Avec sa grande mèche poivre et sel qui s’est relevée sur son front, il a un air satanique. Il sort d’un pas furieux et claque la porte. Après quelques secondes de stupeur, Philippe élève la voix :

— II est complètement à côté de ses pompes ce matin. Je ne sais pas ce qui lui a pris. Moi, je trouve le raisonnement de Foucault pas si con. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais moi, ça me ferait chier de clamser avant d’avoir au moins tiré une fois ma crampe… Non, mais rigolez pas les mecs. C’est vrai quoi. Tout le monde ne parle que de ça. Impossible de lire un bouquin sans qu’il en soit question, de voir un film sans que des mecs et des nanas se paluchent. Alors mourir puceau, c’est atroce. Pas la peine de naître pour clampser sans rien avoir connu de la vie.

— Le père Dore t’a bourré le mou ou quoi ? murmure Foucault.

— Il a trop regardé ses lapins, rigole Thierry.

— Vous déconnez, mais vous savez bien que j’ai raison. Pas vrai Foucault ? D’ailleurs pourquoi les pères se préoccupent-ils autant de notre petite santé morale ? Pourquoi dès qu’on adresse la parole à la sœur d’un copain devant le bahut, on est aussitôt convoqué dans le bureau de de Bièvre ? Je vais vous le dire, moi. Parce que ça doit être tellement bon, la chose, qu’ils ont peur qu’on aille tremper notre biscuit dans tous les bénitiers et qu’on oublie le leur.

— Bénitier, bénitier… Je ne suis pas persuadé que le terme soit très approprié, répond Foucault. De la moule à la coquille Saint-Jacques, il y a un monde. Mais tu ne dois pas être loin de la vérité. Ils essaient de nous faire gober que le sexe est tabou. Si tu les écoutais la seule femme qui ne soit pas impure, c’est la Sainte Vierge. Toutes les autres sont des salopes, des tentatrices et des pécheresses. Bonjour la misogynie ! Merci à nos mamans qui nous ont enfantés dans le péché. Le drame, c’est qu’ils auront toujours une argumentation à nous opposer pour justifier leur bonne foi.

— Si c’est tout ce que vous avez à dire pour préparer la messe, je me casse, lance André. Vos conneries, vous pouvez vous les garder.

— Déjà trop tard pour toi, place Pierre-Henri.

— Pas étonnant, répond Thierry. Il ne sait que râler, bouffer et prier. Il ne lui manque que la tonsure pour faire un parfait moine.

— En attendant, je me suis encore fait piéger, proteste Foucault.

— Peut-être que Ranin estime que la sainteté est génétique à défaut d’être héréditaire, rigole Patrick. Tel oncle, tel neveu, mon cher Layol.

— Ouaf, ouaf. Elle n’est pas réchauffée celle-là, bougonne Foucault. T’en as pas une autre du même acabit pour Pierre-Henri tant que t’y es.

— En tout cas, si le seul but dans la vie doit être une hypothétique place au paradis, je déclare forfait, reprend Philippe. Un peu facile le subterfuge ! Non ? Soyez bien sage, mes agneaux ! Quand on vous frappe sur la joue droite, tendez la gauche. Ne convoitez pas la femme de votre voisin ou mieux n’en convoitez aucune. Et surtout ne vous tripotez pas, ça rend sourd. Foucault a raison. On nous prend pour des demeurés. Pensez aux humbles et conservez votre humilité. Mais pendant ce temps, il faut quatre-vingt-quinze pour cent de reçus au bac au collège chaque année et que les anciens réussissent dans les écoles supérieures les plus prestigieuses de la Nation. Et surtout, surtout que les meilleurs n’oublient pas de copuler après mariage pour que ce bon vieux collège renouvelle sa pépinière, berceau de la future élite de la France. Alléluia, alléluia. Ça ne tient pas debout tout ça. Je ne pige pas la finalité du système.

— Pourquoi en faudrait-il une ? répond Foucault. La religion a été inventée par les hommes pour se rassurer. Au départ, il s’agissait d’une superstition d’êtres faibles et ignares terrorisés par la violence des cataclysmes naturels. Dès que la connaissance a progressé, ça a permis à une minorité de prendre le pas sur les autres. La religion est devenue un élément de pouvoir. T’as qu’à voir l’Inquisition. Tout savoir non religieux condamné comme subversif… Idéal pour maintenir le peuple dans l’ignorance et l’empêcher de contester l’Église et l’État. La révolution a été le grain de sable. Séparation de la religion et du pouvoir, ça présageait la fin du clergé. Comment veux-tu qu’il se justifie maintenant autrement qu’en nous sclérosant dans un nouvel obscurantisme ? Les curés d’aujourd’hui ne roulent plus que pour eux-mêmes. Ils défendent leur bifteck en brandissant le péché mortel et l’enfer. Sinon, ils seraient déjà tous au chômage. Réfléchis ! Puisque bientôt, grâce à eux, tu feras partie d’une élite scientifique capable d’expliquer le fonctionnement de l’univers sans Dieu, de quoi pourraient-ils avoir plus peur ? La seule justification de tout ce saint-frusquin, la clef de voûte qui fait que le Vatican ne s’effondre pas sur la tronche du pape, elle est là. Dans leur propre terreur de reconnaître leur inutilité et de disparaître. Et crois-moi, ils s’accrochent aux branches. Tu peux secouer le cocotier autant que tu voudras, les noix ne sont pas près de se décrocher.

— Et Dieu finalement, t’y crois ou pas ? demande Thierry.

Foucault hésite. Il se revoit dans la paroisse de son enfance à compter les vitraux et à mesurer les proportions du chœur pour les comparer mentalement à la taille de la maison familiale. Il réalise qu’il y a longtemps qu’il a substitué ses propres rituels à ceux de l’église apostolique et romaine. II s’est forgé ses superstitions à lui, mais sans plus très bien savoir si Dieu y occupe encore une place.

— Peut-être que j’y crois, mais je ne sais pas si c’est par habitude ou par confort.

— Par confort ? murmure Philippe.

— Ou par réconfort… reprend Foucault. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais quand j’étais petit, très petit, j’avais la sensation d’être heureux. Tout au moins c’est le souvenir que j’en garde. Et quand j’essaie de comprendre pourquoi ce sentiment m’a abandonné, je devine que c’est parce qu’un jour j’ai découvert que le monde n’était pas comme je l’avais imaginé. Souvent je regrette cet âge, celui de l’insouciance, de l’inconscience même, où j’avais l’impression de vivre dans une sécurité absolue, où j’étais persuadé que rien ne pourrait jamais m’atteindre. Dans ma mémoire, l’image de cette période est limpide. Tout était facile. II suffisait de suivre les consignes de maman qui rejoignaient celles du catéchisme pour être un enfant parfait et aimé. Avec mes frères, nous avions chacun notre petit mouton devant la crèche et pendant l’Avent nous avions le droit de le rapprocher tous les soirs si nous avions été sages. Si nous avions désobéi, il fallait le reculer… En ce temps-là, les prêtres portaient des soutanes. C’est peut-être pour cela que je pense avoir plongé dans une croyance fervente comme on se réfugie sous les jupons de sa mère. Pour tout vous dire les mecs, quand j’ai fait ma communion solennelle, j’espérais dur comme fer devenir curé.

— Toi ? Tu ne feras jamais gober ça à personne, ricane Pierre-Henri-

— Pourtant c’est la vérité. Tu peux demander à mon oncle. II te le confirmera. Je lui en avais parlé.

— Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ? demande Philippe.

Foucault sourit :

— Le célibat… Quand j’ai commencé à comprendre que les minettes m’attiraient irrésistiblement, je me suis dit que je faisais fausse route. La soutane n’était pas pour moi. J’ai commencé à me poser des millions de questions. On m’avait bourré le crâne de tellement d’idées diaboliques que je me croyais en état de péché mortel rien qu’en faisant la bise à une fille. Tout juste si je ne pensais pas que les embrasser sur la bouche t’obligeais à les épouser pour ne pas les déshonorer.

— Je vois ce que tu veux dire, répartit Thierry. Chez moi, c’était kif-kif. Énorme tabou. Désir impur. La seule idée du désir était déjà impure. Les cartes de France sur les draps le matin, n’en parlons pas. La première fois que j’ai eu une trique incontrôlée dans le métro, je croyais que tout le monde allait s’en rendre compte et me montrer du doigt comme un hérétique.

— Tu vois bien qu’on nous a manipulés. La question d’un Dieu X ou Y n’y change rien. Le problème est ailleurs, murmure Foucault

— Où alors ? reprend Philippe.

— Savoir pour quoi et pour qui on vit, affirme Foucault. Selon l’enseignement chrétien, tu te dois entièrement aux autres. Rechercher ton propre bonheur devient coupable. Tu n’existes qu’en soustraction, style négatif de photo, quoi. C’est l’éclairage des autres qui te donne du relief… Toi, tu travailles dans l’ombre, tu n’attends rien pour toi, tu te contentes de te réjouir sans vanité du bonheur que tu refiles aux autres sans en croquer une miette… Et les talents… La chère parabole des talents de Ranin… II ne se passe plus un jour sans qu’il nous la balance. II faudrait vivre dans des comptes d’apothicaires pour rendre au maître plus qu’il nous a laissé en partant… Mais il est parti où ce con ? Pourquoi nous avoir créés pour nous abandonner aussi sec à une vie pleine de tourments et nous la reprendre quand ça lui chante ? Pipeau tout ça. Superstition organisée pour ne pas avouer qu’on a peur de la mort comme tout le monde… La perspective d’une mort certaine et inéluctable, c’est la reconnaissance de l’éphémère. Papillons de passage sur la terre, nous n’avons d’autre utilité que de pérenniser l’espèce en nous reproduisant avant de disparaître. Dieu n’est qu’une invention humaine pour donner à ce cycle une justification en prétendant différencier l’humanité des animaux et des plantes. Nous ne sommes pourtant qu’un amas de cellules. Mieux organisé et plus évolué, ça reste à démontrer ! En tout cas beaucoup plus destructeur, ça c’est prouvé. Que représente l’homme à l’échelle du cosmos ? La collision d’un météore un peu plus gros que les autres suffirait à son extinction. La vie réapparaîtrait probablement ailleurs dans la fusion de l’hydrogène et de l’oxygène au hasard d’une rencontre entre deux planètes. « Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme. » Ce n’est pas ça, le dicton de Teilhard de Chardin ?

— Non, ça vient de Lavoisier, Teilhard le reprenait, mais lui y voyait œuvre de la main de Dieu, répond Philippe.

— Qu’aurait-il pu y voir d’autre puisque même sous ce couvert, il a été interdit de publication par l’église ? reprend Foucault. Pourquoi faudrait-il déifier le hasard ? Il est aveugle, injuste, inhumain. Seulement statistique, probabiliste et mathématique. Comment y voir une spiritualité, une immanence ou une transcendance ? Autant inventer un super ordinateur de la taille d’un immeuble et le sacrer Dieu. On pourra toujours le débrancher si les lampes chauffent trop et que tout risque de péter. Personne ne songerait à lui reprocher la cruauté de son indifférence.

— Tu réfléchis trop, murmure Pierre-Henri. Tu vas finir par faire une méningite. « Carpe diem ». Laisse pisser le reste. La métaphysique, ça te fout le bourdon et tu deviens chiant. Tu te poses moins de question pour choisir le pinard à la cave…



Chapitre dix


Foucault et Pierre-Henri se regardent devant la porte sans savoir qui frappera. L’huis grince avant qu’ils se soient décidés. Les yeux de la fouine scintillent dans l’entrebâillement. Elle jubile en promenant son regard goguenard de l’un à l’autre.

— B’jour les agneaux. Gentil de v’nir voir l’vieille taupe dans s’n antre ! À m’n âge, j’aurai nin cru pêcher d’si jolis michetons. Jaqu’te mi, men Foucault. C’est qui l’mignon à tes basques. Sacré freluquet, non ?

— Bonjour Madame Parliez. Pierre-Henri. Un ami du collège. Vous allez bien ? Vous vous habituez à votre appartement ?

— Si je m’habitue ! Dame ! J’va pas cracher dans l’ soupe. C't'un vrai palace, tu l’diras au monseigneur. Y a ben que l’cave qui manque. Ma j’a suivi tes conseils. Le bon de charbon, ça douille en c’te saison. J’a dégotté un Auvergnat. Va m’arranger le coup. Si t’m’en refiles deux à l’semaine, j’taraudra jamais à sec. Entrez qu’in s’jette un p'tit blanc-cass et qu’in cause.

Ils la suivent dans le séjour. Pierre-Henri jette un œil amusé sur le caddie qui trône au centre. La fouine qui a suivi son regard miaule :

— L’dommage, c’est l’escalier. Bernique pour descendre min carrosse. Obligée de l’promener dans l’appart. J’veux nin que l’roues choppent l’grippe. Pour sortir su’l’quartier, faut qu’j’attende d’la visite. L’i manque, l’air du large, à min vaisseau. M’enfin ! j’fais avec… N’d’a vu d’autres, nous’autes. D’sévères… Va pas se plaindre d’croupir un peu au port.

Ses yeux se mouillent. Les garçons se regardent, gênés. Elle sort du placard des bouteilles et des verres.

— Pratique quand même ces rangements, dit-elle à l’attention de Foucault. Sistez-vous, mes cocos. Vous repartez nin d’suite, sinon c’tait pas l’peine d’monter.

Intimidés, ils prennent place sur les chaises défoncées.

La vieille emplit les verres puis farfouille dans son caddie. Elle en extrait un paquet de biscuits.

— Faut grailler en picolant à c’t’âge sinon ça t’vrille l’caboche et te déparle. Moi, j’a l’habitude. Nin pareil. Si t’commences chtiot, tu t’immunises à c’qu’ paraît.

Elle les regarde avec ses petits yeux malicieux et son air chafouin. Pierre-Henri contemple à la dérobée la gravure dont lui avait parlé Foucault et rougit. Ça n’échappe pas à La Parliez.

— Ti aussi elle t’botte, ma vioque. T’aimerais que j’ten parle. Je ferais ben de m’méfier de ce que j’raconte. Le Monseigneur m’grondera s’il apprend que j’dévergonde s’chtios puceaux.

— Muet comme des carpes. On ne lui répétera jamais rien, assure Foucault. Vous pouvez nous raconter.

Jubilant de les voir pendus à ses lèvres, elle se tourne vers Foucault.

— Te t’rappelles que j’créchais dans une taule un peu particulière avec ma matouze…

Elle montre du doigt la photographie au mur.

— Poud’de riz et perfin. P’tite reine dans c’te salon où qu’tout brillait. Sûr, je t’jure… nin une cour d’ miracles ! M’refilait des cadeaux, m’ bécotait. N’enfance sans souci. Nin d’école, nin d’copine d’mon âge, ma rin n’à secouer. Conte de fées ! Mes tatas, toutes des princesses, rin qu’d’jolies fanfreluches qu’sentaient bon. Nin d’daron ! J’savais même pas qu’ça existait. Ben mieux qu’un vioque qu’auro marné tout l’jour pis m’auro balancé à douze piges taquer l’chariots à l’mine ou rembringuer l’navette à l’tissage. Des gonzes, y n’ d’avait plein l’maisonnée. Rin que d’beau linge. Mordicus que j’gobais qu’z’étaient mes paternels. Rin m’manquait. Z’étaient bonnards avec mes tantes. Pis toujours une friandise pour m’pomme. Pas d’risque que j’pige après quoi y bichaient vu qu’à c’t heure l’entre-cuisse m’avait encore nin démangé. J’pouvo nin savoir ce qu’les t’nait à l’étage au lieu rester près d’mi à siroter en baragouinant d’carabistouilles. Manque d’bol, l’jour de mes treize piges, patatras ! Marlène, l’taulière l’a donné un mois à Delphine, l’plus jeune d’mes tatas, pour m’déniaiser. Bigre d’bougie. J’l’adorais. L’rêve. Ma l’Delphine l’avait nin le cran de m’affranchir sur l’pourquoi. Voulait nin cracher l’morceau su l’julots. Quand j’lu a tiré les vers del nez m’suis vautrée de min nuage. L’a ben fini par baver et m’les a repeints mes géniteurs. Pas de la guimauve. Près ça, j’avo les foies dès qu’les voyait. Spèce d’maquignons mataient qu’ma croupe de pouliche. Ct’e foire dans l’salon. Pire que l’comice sur l’place del marché. Balançaient leurs liasses d’biffetons sur l’nappe d’vant l’Marlène qu’les chauffait pour grimper l’enchère. Ct’e garce me zigouillait d’l’œil parce qu’j’ chialais comme une morveuse. Et la meilleure, les mômes ? À la fin de c’ bordel, vl’a t’y pas qu’c’est l’plus gros, l’plus vieux et l’plus moche qu’m’arrache. Marlène m’traîne par les ch’veux pour qu’je l’suive. Y schlinguait c’vioque. Delphine m’a soutenue ma à l’ piaule l’a dû riper.

La fouine se tait, les yeux embués. Foucault et Pierre-Henri muets sont rouges de confusion. Elle s’essuie et se raidit :

— Pouvez nin capter les mômes ma quand t’es pucelle, t’rêves encor cte vie. Te gobes l’romances d’princes charmants et d’fées. Mi aussi, j’avo avalé cte fable. Te parles ! Disais nin qu’tallo t’faire déchirer en gueulant à moitié étranglée. L’Delphine m’a ben consolée, ma n’était nin fini. Ct’e salope euh d’Marlène voulait s’rembourser vite fait per m’ z’années d’insouciance. Deux tours euh d’manèges. Un’ combine d’maquerelles à ct’époque pour magasiner plusieurs fois l’même pucelage. L’Delphine l’était au jus. L’avait eu l’même cirque. L’combine c’tait d’trier l’client d’un bouge à l’autre. Pis pour un chouille moins cher que l’ bamboche de l’moule, l’micheton d’ deuxième mise y t’défonçait l’rondelle. Avec c’baptême d’ feu, t’vl’a mûre per tapiner jusqu’à l’fin d’tes jours. Pu d’illusions, nin d’amours, vogue ta putain d’galère. Per ça que l’grands discours des Monseigneurs, nin pour mézigue. J’a nin appris à lire et à écrire. Tout ce qu’j’sais faire, c’a remonter m’jupes, carter l’cuisses et tailler l’pipes. Des lustres que l’ curtaille peut rein pour moi. Faut nin lui causer d’ça l’père Ranin. Comprendrait nin ! T’ façon, à min âge, j’su quasi rangée des vélos. P'têt ben qu’faudrait qu’j’paye à c’t heure, si j’n’avais encore la touffe qui m’gratte. Ma c’m’a passé comme marée qu’se retire. Nin p’us mal, vu qu’l’crabes s’sont barrés aussi. À part l’gosier, p’us grand-chose m’titille.

— Vous n’avez jamais rencontré un homme qui vous aime ? murmure Foucault.

— Per t’faire péter l’abricot, l’en manque jamais. Quand s’agit de t’offrir l’toit et l’graille, nin l’même ritournelle. Trois nuits d’affilée dans s’pageot et vl’a qui t’débarque su l’pavé. T’mate de l’ troquet en face en ripant l’perles su’l boulier à chaqu’ micheton que t’grimpes. Histoire d’tenir l’caisse d’el ménage, t’piges. Pire qu’une taulière, l’mac. Chez l’Marlène, j’avo Delphine et on s’donnait d’bon temps quand n’avait encore l’force. Quand t’godes per un julot, t’es cuite. Comme y t’trique serré, y t’tiens pis y t’tabasse et t’ fout à l’abattage. Te peux nin t’sortir de l’turf sinon t’ fait l’peau. Pus qu’à croiser l’doigts qu’y calanche ou qu’les condés l’coffrent. Nin sauvée per autant… Toujours un Alphonse d’reste pour r’pêcher l’morue esseulée. Une gagneuse n’échappe nin à l’bitume.

— Et pourquoi vous n’êtes pas restée chez Marlène ? demande Pierre-Henri sur un ton détaché.

— Ah Fils ! T’es ben jeunot. L’curetons t’ont nin affranchi. L’lanternes rouges, belle lurette qu’y n’da pus en France. L’disent nin dans vos fafiots.

— Les lanternes rouges ? reprend Foucault, étonné.

Elle les fixe d’un air malicieux.

— T’ont bourré l’citron d’conneries ma t’ont nin causé d’ça. J’va t’affranchir vu qu’j’m’en souvin bin. Hypocrites d’politicards d’mes deux. L’13 avril 1946. T’peux vérifier et l’scribouiller sur tin calpin. L’13 avril 1946… Pftt ! Soufflées l’lanterne rouge.

— Qu’est-ce que c’est les lanternes rouges ? redemande Foucault.

— Ah l’lanternes rouges ! murmure la fouine. Aut’ époque… L’rescousse de l’ménage per l’beau monde. Sûr qu’vos pépés z’ont pas été d’reste pour y chibrer que’ques cavettes pendant qu’mémé débinait s’ rosaire dans l’confessionnal. Nin besoin d’trop gamberger per entraver que l’claque sauvait l’institution. Combien qu’j’en a consolé d’épouseurs d’dot qui chialaient d’nin arriver à faire sonner l’caissière quand glissait l’rossignol à grelots dans l’serrure. Jamais lassés d’nos montgolfières et d’not’tirelire per s’dégorger l’ poireau et s’consoler. Tiraient leur crampe jusqu’à n’avoir l’valseuses à plat. Revenaient dès qu’leurs balloches enflaient ou qu’el’poignet flanchait à force d’titiller l’ sous-préfet dans l’vespasiennes en matant les p’tites del pensionnat Sainte-Marie. Avantage del bobinards, y avait de l’hygiène. L’z’étagères étaient propres. L’taulière mandait l’docteur deux fois per mois : revue d’détail. Linge changé chaqu’jour. Limait presque en famille. Tout l’monde trouvait s’compte.

— Pourquoi l’État a fait fermer ces… ces maisons si elles arrangeaient tout le monde ? interroge Pierre-Henri.

— La morale et la bonne conscience, murmure Foucault. En France, la prostitution est légale, mais elle ne doit pas se voir.

— T’un futé, toi. Dj’a tout pigé, chuchote la Parliez. Kif c’député qui carambolait sec au boxon d’ M’dame  Sabine. Au perchoir l’avait gueulé : « Monsieur l’ Minist, à vouloir fermer l’maisons closes, z’allez enfoncer d’portes ouvertes ». L’poulailler s’était bin gondolé. Savaient tous qu’disait vrai. Te parles que démonter l’chapiteau empêchro l’p'tit de r’ tourner au cirque. L’représentation continuero en plein air ben sûr. Per rassurer leurs rombières, z’avaient voté l’texte. Te parles ! Même si leur z’avaient cousu l’braguette, ça les aurait nin privés d’brandir l’bilboquet et d’jouer de l’clarinette baveuse. L’clandés z’ont fleuri. L’persil a envahi l’ville. Pertout t’pouvais rivancher. N’da que dans l’livres qu’tu vois des catiches se reconvertir dans l’bure. Faut nin rêver. Du coup, S’sont décentralisées. Caravelles su’l’grands boul’vards, dossières à Pigalle, arpenteuses su’ les avenues, amazones dans l’voitures, coucheuses dans l’bousins, échassières dans l’bars, braguettes sou’l’portes cochères, galériennes dans l’ galeries marchandes, pontonnières à l’Alma, fenêtrières aux balcons, bucoliques dans l’squares, tricoteuses à domicile et même… même wagonnières dans l’trains d’ nuit… L’pimbêche qu’pensait interdire à s’porte-couille d’trinquer d’nombril en cachette n’d’avait plus qu’à l’fout’en laisse. Pus en sécurité nul’part. Jourd’hui, mes p'tits loups, pouvez tremper vot’ biscuit à tous l’coins d’rue. L’vl’a l’progrès… Même qu’ç’a donné d’z’idées à certaines qu’jouent l’ponnettes en douce quand leur couillu l’est à l’taf et l’mômes à l’bahut just’ per changer d’télé ou pouvoir s’casser en vacances à l’mer.

— Non ? Vous exagérez, souffle Pierre-Henri.

— J’t’en biche une quand t’veux à cinq broques d’ici, mon loupiot. Sûre qu’elle t’autichera. Gironde et nin farouche, à ce qu’m’a dit. Ça t’choque, m’parole ! M’étonne nin avec l’fadaises que l’curés vous persignent dans l’ciboulot. Z’oublient d’vous confesser qu’s’astiquent pour amidonner l’organdi. Peuvent en chanter des messes sur l’grand amour, l’virginité et l’ mariage. Mézigue, je peux vous dire qu’vous jouent d’ violon… Les occasionnelles, z’ont bien raison. Trottinent juste ce qu’y faut per être peinardes. Personne euh l’sait. Leurs gosses leur crachent nin à l’gueule et z’ont un julot à l’maison per cauffer les draps et bourrer l’poêle. Tout compris à l’vie, ces insoumises. Vieilliront nin seules et poivrotes comme ma pomme…

Elle renifle et se mouche dans le bas de sa robe en dévoilant un jupon crasseux.

— C’t une date que j’peux nin oublier c’13 avril. Chaque année, j’y repense. L’13 m’a toujours porté l’ scoumoune. Les fridolins, c’t un vendredi 13 qu’z’ont arrêté Delphine. L’a jamais revue, l’pauvrette. S’étaient pas privés d’la ramoner pendant des mois pis la Gestapo a reniflé qu’sa vieille était juive. Buchenwald. Trois ans après, encore l’13, un petit branleur et deux pédales débarquent chez Marlène per nous tondre com’d’brebis galeuses ! Vl’a qu’un an après la libération, nous soufflent not’lumignon, ces enculés. Core un 13. À la rue, l’pouffiasses. Pus d’maison, pus d’ retraite, pus d’famille. Valsent julots, clandés, abattage… Pis l’âge qu’avance, l’menstrues qu’s’ dessèchent, l’organe qu’s’affale et l’nichons qu’ s’débinent. Rideau. Pus un micheton pour caramboler t’viande avariée à part que’ques melons cabossés en reste d’moukères… T’visites l’ponts, t’tapes l’manche dans l’z’abris-bus et per un litron ou per t’chauffer la couane, te t’laisses limer d’ temps z’en temps per un mengave aussi pouilleux qu’ti. Au bout d’compte, te pieutes sous t’cartons comm’une lépreuse…

Per ça, l’z’agneaux, que l’p'tit père Ranin, quoiqu'in dise, c't un saint homme. D’t’façon les calotins, ballets bleus, ballets roses… faut ben qu’z’ondulent du valseur sous leur serpillière de ratichon. Près tout, c’est des chênes comme les z’autes. S’ils l’fadaient pas de temps en temps, leur jésus, z’ auraient les burettes qui débordent. Nin mi qu’leur balancero l’pierre. Si m’avo nin sortie de min galetas, le monseigneur, j’aura gelé ou l’bordilles m’auro embastillée dans leurs foutus hospices. Et ça, j’veux nin. M’fera nin crever au milieu d’ces harpies, nin une fille de l’air comme mi… Nin été sauterelle d’édredon pis batteuse d’asphalte toutes ces piges per souffler l’camoufle entre c’galures. J’serai nin refroidie qu’ chouraveraient mes nippes et mes groles. D’jà qu’à l’hosto, m’avaient carotté mes chiffes… Merci ! Ici, j’su bin. Un’reine, un’vraie reine. Pis vous les morpions qui m’visitez comme à l’cour… c’ti pas beau ça ! D’ailleurs, c’est nin per dire, ma fr’ez bin d’vous carapater. J’ cause, j’cause… Va bientôt faire nuit et vot’taule s’ra fermée. Motus, hein ! L’ Parliez vous ai rein dit…

Ils descendent les escaliers en courant et s’arrêtent sur le trottoir, essoufflés. Ils osent enfin se regarder et partent d’un fou rire incoercible. Foucault s’appuie contre le mur. Pierre-Henri, les larmes aux yeux, se passe la main sur la braguette.

— Tu m’avais dit qu’elle était salée, la Parliez. Mais putain, à ce point-là, je ne pensais pas que ça existe. Tu sais qu’elle a réussi à me foutre la trique avec ses conneries. J’en peux plus. Tu crois que c’est vrai tout son baratin. J’irais bien prendre un baptême du feu avec une occasionnelle, moi… Ça doit quand-même être autre chose que de se chatouiller l’hibiscus après l’extinction des lumières en faisant gaffe que le sommier ne grince pas. La prochaine fois, je lui demande où elle crèche sa trottinette.

— Déconne pas. Meilleur moyen d’attraper la chtouille. Tu veux finir vérolé et cinglé comme Maupassant ? T’as vu où ça l’a menée la fouine…

— Avec ce qu’elle a subi, elle ne s’en tire pas si mal… Regarde ce vieux lubrique de père Dore avec ses lapins. Si tu crois qu’il est moins salace. En plus, il s’est reproduit ce con-là. Elle, au moins, elle s’est dispensée d’essaimer des frè-frères et sœu-sœurs.

— Tu te goures sur toute la ligne. Tu n’as pas remarqué la façon dont elle parlait de sa petite enfance ? On aurait juré qu’elle avait retrouvé sa naïveté, son espoir. Son langage a changé dès qu’elle a évoqué le premier « client ». T’imagine ce que ça représentait pour elle à cet âge ce viol organisé sous le nez de sa mère. Plus lucide que tu crois, va ! Elle parle des occasionnelles comme d’un idéal parce qu’elle n’a jamais pu imaginer d’autre moyen de subsister. Elle sait que sa fille ne le lui a pas pardonné. Parce que, contrairement à ce que tu penses, elle a une fille et même des petits-enfants qu’elle n’a jamais vus. Ranin m’a expliqué que sa fille ne lui a plus donné signe de vie depuis vingt ans. Je suis sûr que la fouine souffre d’avoir reproduit avec sa gosse ce qu’elle reprochait à sa mère. T’as remarqué, d’ailleurs : elle n’a parlé ni de l’une, ni de l’autre. Même si ça la console peut-être de savoir que sa fille a échappé à la fatalité de son hérédité et que ses petits-enfants seront des gens bien, elle est seule et elle se fait toujours tirer par des paumés pour se payer son pinard.

— Oh ! Tu galéjes.

— Pas du tout. Je te jure que c’est vrai. J’en ai croisé un l’autre jour en partant de chez elle.

— Putain ! Faut pas être dégoûté pour tringler une vieille chose comme elle. Ça doit être plutôt fripé là-dedans.

— T’as vu ce qu’elle picole. Elle ne me fera pas croire qu’avec les bons de charbon, elle arrive à financer son hectolitre. Faut pas déconner. Et son client, il puait le pastis à quinze mètres. Doit pas avoir les moyens de se trouver autre chose. Avec un peu d’imagination, pourvu qu’il se soulage, il doit être content.

— Ben putain! Tu parles d’une sexualité ! Heureusement que c’est pas André qui la visite, la Parliez. Serait tombé raide.

— T’inquiète. C’est pas le dernier à reluquer la brunette qui s’occupe du ménage au premier. II a dû se polir le Chinois plus d’une fois dans les chiottes en pensant à elle pendant qu’elle astiquait les lavabos à la javel de l’autre côté. Comme dit la Parliez, tous des chênes. Le célibat des curés, c’est bien gentil. Mais ils doivent avoir des poussées de sève comme tout le monde, ces mecs-là, ou alors ils sont pas montés comme les autres.

— Ben moi, je m’la coincerais bien dans ses latrines, odeur de javel ou pas, cette greluche. Elle a l’air bonne…

— À mon avis, tu peux toujours t’accrocher. Y en a plus d’un qui a dû essayer avant toi. Aux regards qu’elle nous jette, je suis persuadé qu’elle nous déteste tous, parce qu’on est des salauds de bourgeois et qu’elle est obligée de nettoyer notre merde pour croûter. Elle nous méprise.

— T’es vraiment tapé, mon pauvre Foucault. T’inventes toujours des romans à dormir debout. À propos qu’est-ce que tu penses des allusions de la fouine aux ballets bleus, ballets roses et à l’amidon dans… comment elle a dit déjà ? Ah oui ! L’organdi. Elle a du vocabulaire pour une pute quand même… Tu l’imagines, toi, Ranin en train de s’enfiler des premières communiantes ou d’agacer Popaul avec des jeunes confirmés ?

— T’es con, Pierre-Henri. Tu prends tout au pied de la lettre. Si t’avais vu la tête de Ranin, à l’hosto l’autre jour quand elle s’est mise à débiter des insanités, t’aurais pas été déçu. II a commencé à sortir son urticaire géant et à klaxonner de l’estomac. Je voyais arriver l’orage. Avec lui, faut pas trop plaisanter sur ces sujets-là.

— Justement, qui te dit que ce n’est pas ce qui le torture ? Peut-être que ça le démange et qu’il se mortifie pour résister ? Tu ne peux pas te sanctifier si tu n’es pas soumis à la tentation. Vaincre le péché de chair n’a de mérite que si tu es tenaillé par le désir d’y succomber. Sinon, ça n’a plus de sens. Il suffirait de se couper les couilles et tout le monde pourrait devenir curé. T’as bien dit que c’était le célibat qui t’avait fait renoncer à ta vocation ?

— Ouais ! Mais attends. On a douze ans quand on fait sa communion solennelle. Tu ne peux pas engager ta vie sur des choix pris à un âge où tu ignores tout de leurs répercussions. Quand tu te fais ordonner prêtre, t’as déjà un peu plus de bouteille. Tu dois quand-même pouvoir apprécier plus justement ce à quoi tu renonces. Encore que je ne sois pas persuadé que les séminaristes aient eu beaucoup d’expériences féminines avant de renoncer aux jupons. La fouine, elle doit en savoir un bout là-dessus. Elle devrait nous dicter ses mémoires, on en ferait un polar qui battrait tous les records de tirage.

— Y serait censuré avant d’arriver dans les vitrines des libraires, ton bouquin. Elle risquerait de faire des révélations compromettantes pour tout le monde.

— T’as raison. Finalement, la morale de tout ça, c’est que le cul régit l’univers. L’histoire, les gouvernements, la religion et le clergé… ça tourne autour du sexe. Personne ne veut l’admettre, mais en définitive rien ne se fait d’important sans qu’à un moment ou un autre les négociations transitent sur un oreiller ou dans un plumard. Je comprends mieux ce que racontait le prof d’histoire à propos des favorites du roi. Les femmes nous mettent au monde, nous élèvent, nous torchent, nous soignent. Après on peut plus se passer d’elles. Elles nous rassurent. Alors quand elles ne peuvent pas tirer les ficelles au grand jour, elles le font dans l’ombre parce qu’elles nous tiennent par la queue et qu’on a pas envie qu’elles nous la lâchent.

— Oh putain ! La philosophie foucaulienne… Mets-toi les méninges au vert deux secondes et arrête de délirer. T’es fatigant.


Chapitre onze


Foucault est livide. Les bancs de la basilique sont combles. Affluence recueillie et silencieuse d’un quart-monde endeuillé, engoncé dans des vêtements naphtalinés qui transpirent leur pauvre à dix mètres. Troupeau docile qui a appris depuis longtemps à courber l’échine sous les coups du destin… II crispe les doigts sur le rebord du pupitre et concentre son regard sur les pages du grand livre. Son cœur bat la chamade. Les caractères se brouillent sur les lignes. II se racle discrètement la gorge et espère que sa voix ne trahira pas le tremblement de toute sa carcasse qui l’oblige à se cramponner pour ne pas fuir en pleurant devant cet étalage de misère affligée et affligeante. II jette un dernier coup d’œil à l’assistance comme pour se persuader qu’il n’a pas le droit de les abandonner maintenant — il est trop tard ou alors il ne fallait pas accepter de venir — il se lance :

— Lecture de la première Épître de saint Paul aux Thessaloniciens.

Il reprend son souffle. Putain, ils portaient un nom prédestiné, ces Grecs. Qu’est-ce qu’ils avaient bien pu foutre pour mériter pareil patronyme ? Faudra qu’il se penche sur la question… En attendant la mère Caroli, ça doit lui faire une belle jambe les conneries que Paul a pu raconter à des mecs d’une époque et d’un lieu dont elle ignore tout. Ça ne lui rendra pas son fils. II l’a reconnue au premier rang à gauche cachée derrière ses lunettes de soleil et la démesure d’un manteau noir trop neuf et trop stylé pour lui appartenir. Effondrée malgré le soutien de sa fille aînée, elle est au bord du gouffre.

— Frères, nous ne voulons pas que vous soyez dans l’ignorance au sujet de ceux qui se sont endormis dans la mort…

Ça craint de lire un truc pareil à cette femme. Endormis ! Quelle couleuvre ! Parce que peut-être elle ne le sait pas qu’elle ne le verra plus jamais son Didier ? Comme si elle ignorait que le destin vient de lui soustraire au moment où il commençait à deviner que le bonheur existe… lui… lui qui aurait pu gommer l’infamie de ce père ivrogne et irresponsable, de ce salopard qui les a abandonnées à leur misère.

— Afin que vous ne vous affligiez pas, comme font les autres, qui n’ont pas d’espérance.

Ben voyons ! Ne pas s’affliger, ne pas se révolter, accepter l’inacceptable… Courber le dos… encore et encore… Et pour quoi, pour qui ? Qu’est-ce que ça peut leur foutre, aux autres, la douleur d’une mère qui perd son fils, d’une sœur qui perd son frère, d’une promise qui perd son amoureux ? Pourquoi n’auraient-elles pas le droit de pleurer, de crier, de se révolter, ces trois femmes maudites par tant d’injustice… abandonnées de Dieu, de ce Dieu tellement oublieux qu’on se demande s’il est juste indifférent ou s’il existe vraiment ?

— Puisque Jésus, nous le croyons, est mort et ressuscité, de même, ceux qui se sont endormis en Jésus, Dieu les prendra avec lui.

Tu parles qu’elles le croient, elles trois ? Comment pourraient-elles gober ces promesses dont la réalisation est toujours différée, dont personne ne peut affirmer avoir vu, jamais, l’ombre d’un effet ? Comment seraient-elles aussi naïves ? La douleur égare mais pas forcément au point de rendre aveugle ou stupide.

— Car, sur la parole du Seigneur, nous vous déclarons ceci…

Il lève la tête. Madame Caroli a ôté ses lunettes pour s’essuyer les yeux. Elle le fixe. Son regard semble attendre l’annonce de la résurrection prochaine de son fils.

— Nous, les vivants, qui resterons pour l’avènement du Seigneur, nous ne devancerons pas ceux qui se sont endormis.

Impossible de porter un regard de plus sur cette assistance qui souffre et ne doit rien comprendre à cette fable. Lui-même ne pige rien à la phrase qu’il vient de lire. Quelle farce morbide ! À croire que l’église se moque de leur douleur, qu’elle veut les déposséder de leur chagrin, eux qui n’ont déjà rien !

— Le Seigneur lui-même, au signal, à la voix de l’archange, au son de la trompette divine, descendra du ciel, et les morts dans le Christ ressusciteront d’abord.

Trompette ? Pipeau, oui ! Mort injuste, destin aveugle. Le lot de l’humanité ne consiste-t-il pas à composer avec cette menace ? Inutile de leur mentir comme à des enfants pour leur faire admettre que la malchance a une justification. Il y a belle lurette qu’ils savent que ce n’est pas vrai. II suffit de les observer pour comprendre que dans leur milieu la poisse est héréditaire. Tatoués aux chiffres du malheur, comme les Dores, comme frè-frère et sœu-sœur, comme la fouine, comme feu sa Delphine, comme les millions de Juifs gazés, comme la grande majorité des familles que visite la CSVP… Les aider à s’en sortir, les épauler. Oui ! Bravo ! Mais en contrepartie les contraindre moralement à jouer cette mascarade, c’est vraiment leur manquer de respect. Jamais il n’aurait dû accepter de lire ce putain de texte.

— Ensuite nous les vivants qui resterons, nous serons emportés dans les nuées, en même temps qu’eux, à la rencontre du Seigneur, dans les airs et ainsi, nous serons toujours avec le Seigneur. Consolez-vous donc mutuellement par ces paroles.

Après un dernier regard furtif en direction de madame Caroli, il regagne sa place dans le chœur. La pauvre mère recroquevillée sur sa chaise cache son visage dans ses mains. Sa chevelure tressaute au rythme de ses sanglots. Foucault espère qu’elle n’a pas entendu sa dernière phrase dont la dérision lui semble d’une insolence insoutenable. Pire qu’une provocation.

L’orgue reprend le Requiem. La voix du Père Ranin l’accompagne tandis que l’assistance reste muette. Foucault ne peut soustraire son regard du cercueil à quelques mètres de lui. Il recherche sous le velours violet frangé d’or l’évocation des traits de ce Didier Caroli et réalise qu’il est incapable de se souvenir s’il était brun ou blond. Il l’imagine étendu le visage contre le capitonnage, condamné à l’obscurité, probablement déjà un peu putréfié. Ressemble-t-il encore à l’image que sa mère pleure. Si elle pouvait le voir, sentir l’odeur pestilentielle de son cadavre sous son superbe costume du dimanche, elle s’arracherait les cheveux, se grifferait le visage. Foucault se demande pourquoi il éprouve une telle affliction à l’idée de cette séparation qui ne le concerne pas. Ne serait-ce pas son corps à lui qu’il est en train d’enfermer entre des planches de chêne. Les larmes qu’il appelle de tous ses vœux ne seraient-elles pas celles de sa propre mère ? Il enrage à l’idée qu’elle, il en est certain, les ravalerait et accepterait sans sourciller sa disparition en remerciant le ciel pour cette épreuve rédemptrice, occasion inespérée de réaffirmer l’inconditionnalité de sa foi.

Sur un signe de Ranin, l’assistance se lève dans un bruit de chaises. Foucault perçoit les hésitations et la retenue de ces gens, intimidés par la chorégraphie de ce rituel qui leur est, de toute évidence, totalement étranger. Ils ont constamment un temps de retard et à leurs yeux de chiens battus, on devine qu’ils se sentent pris en faute.

Ranin attend que le silence soit total et, les mains écartées, les paumes tournées vers la foule, articule d’une voix forte :

— Suite du saint Évangile selon saint Jean.

Comme s’ils en avaient un jour lu le début et se préoccupaient de la fin. À quoi bon leur lire une suite ! Écoutent-ils seulement ?

— En ce temps-là, Marthe dit à Jésus: « Seigneur, si tu avais été là, mon frère ne serait pas mort.

Madame Caroli assise, épaulée par sa fille, lève des yeux implorants vers Ranin. Ses lèvres remuent doucement. Foucault la soupçonne de formuler à voix basse le même reproche que Marthe.

— Et cependant, je le sais, tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te l’accordera. »

Un hurlement terrifiant monte jusqu’au transept, stridulation glaçante presqu’inhumaine. Madame Caroli debout, secouée par une chorée incontrôlable, s’agrippe à sa fille aînée. La petite accrochée au manteau pleure d’effroi.

— Rendez-moi mon fils. Je veux mon Didier. II ne peut pas être mort. Dieu n’a pas le droit de me faire ça… Pas lui, pas lui… C’est trop injuste…

Plusieurs personnes se pressent autour d’elle et tentent de la calmer. Elle se débat en proie à une crise d’hystérie. Ranin reste coi, les bras tétanisés et la tête inclinée, figé dans l’attitude du crucifié. Les macules dessinent des îlots sanglants sur la cire de son masque livide. Ses lèvres pincées en un rictus douloureux ont la teinte du poêle qui recouvre le cercueil. II ne lui manque que le sang séché sur les poignets pour incarner celui dont il prétend rapporter les paroles.

Trois hommes soulèvent Madame Caroli et l’emmènent. Pétrifié, le prêtre attend… Quand enfin les regards qui ont suivi la sortie de la maman convergent de nouveau sur lui, il poursuit :

— Jésus lui dit : « Ton frère ressuscitera. » Marthe lui dit : « Je sais qu’il ressuscitera à la résurrection, au dernier jour. » Jésus lui dit : « Je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi, même s’il est mort, vivra. Et quiconque vit et croit en moi, ne mourra jamais. Crois-tu cela ? » Elle répondit : « Oui, Seigneur ; je crois que tu es le Messie, le fils de Dieu vivant, celui qui doit venir dans le monde. »

Putain ! Mais combien parmi ces fidèles — quel contresens ! Infidèles serait encore un euphémisme — combien parmi eux croient en cette résurrection ? Pas lui en tous cas ! Didier ? C’était clairement le cadet de ses soucis, la religion. II avait assez à faire pour subsister sans se poser ce genre de questions. Toute la fin de la célébration, Foucault s’interroge. II repense à la discussion avec Thierry, Philippe et Pierre-Henri à propos de la foi et de l’existence de Dieu. À la communion, trois bigotes s’avancent vers l’autel. Foucault reconnaît les vieilles grenouilles de bénitier qui ne rateraient pour rien au monde un baptême ou un enterrement à la basilique. Elles hantent les confessionnaux quand elles ne pourchassent pas les gamins qui viennent allumer des cierges sans mettre leur pièce dans le tronc. À quoi bon toutes ces simagrées ? Anesthésier la douleur, endormir le mal en laissant croire à l’éternité ? Le baume des Égyptiens avait au moins le mérite de conserver l’apparence du corps. Il préservait de la pourriture. C’est quoi cette vie finalement ? Une étape avant la décomposition ? L’Église ne se justifie donc que par la crainte de l’enfer. Garante de la docilité des humains. Leur fait accepter l’inacceptable en les persuadant que leur renonciation les condamnerait au pire. Sans Dieu, plus d’enfer. Après la mort, le néant. Quelle tentation de céder au néant quand la vie est un enfer ! Le néant, ce n’est qu’un sommeil éternel, un sommeil sans cauchemar ni rêve, le repos du juste… sans préjuger de ce qu’ont pu être son existence et ses convictions. Cela lui paraît plus rassurant que le tribunal de Dieu.

Ranin s’approche du cercueil pour l’absoute. II joint les mains et prononce :

— Seigneur, n’entre pas en jugement avec ton serviteur, car nul ne peut être justifié devant toi, si tu ne lui accordes le pardon de tous ses péchés. Ne soumets pas à une sentence de stricte justice Didier que la vraie foi te recommande par la prière. Mais qu’il puisse échapper par ta grâce à la condamnation, lui qui de son vivant a reçu l’empreinte de la Sainte Trinité. Toi qui vis et, règnes dans les siècles des siècles. Amen ».

Sacré baratin ! Tant qu’on est vivant, on doit craindre le châtiment de Dieu. Dès qu’on est mort, on peut espérer son indulgence sous couvert de bénéficier des recommandations de ses prêtres. Encore des comptes d’apothicaires… Des supercheries de mages africains… Des tours de passe-passe dignes d’un prestidigitateur amateur qui s’adresse à des demeurés particulièrement crédules…

Le cortège s’ébranle derrière le corbillard. Foucault accompagne Ranin. Au cimetière, il se retrouve au bord du trou, à proximité du monticule de terre grasse dans lequel est restée fichée la pelle de l’employé municipal qui fume sa gauloise deux allées plus loin, pressé que la cérémonie se termine pour bâcler son ouvrage avant d’aller manger. Pas de mausolée, pas de caveau, pas de stèle ni d’épitaphe pour ce pauvre. Aucun pourboire à attendre de la famille… Foucault se demande combien il faudra de temps à la pluie et aux lombrics pour venir à bout du bois et nettoyer ces os qui n’auront plus jamais chaud ni froid. Sa gorge se serre quand le bas de la caisse cogne contre le fond de la fosse. Toute cette terre qui va bientôt tomber sur lui pour l’empêcher de se relever, pour s’assurer qu’il ne pourra plus respirer… C’est donc là que tout le monde finit au terme d’autant de questions. C’est donc pour aboutir à cet oubli qu’il faut se débattre tout une vie dans l’incertitude. Quelle dérision, quelle vanité… Il se sent déprimé, anéanti. La dernière page de ses illusions se déchire sur la perspective d’un avenir qu’il n’ose envisager. II ne se voit pas pourrir en terre. II voudrait que l’on scelle son cadavre dans le muret où il jouait à la vigie sur la rue, près de la maison où son enfance est restée prisonnière. De là, il pourrait continuer à regarder passer les vivants en leur brodant une existence.


Tous droits réservés, 2023 Alban Paulh






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