MAUDIT TABERNACLE

Titre un peu provocateur pour ce tout premier roman dont l'écriture initiale a été réalisée en 1995 sous celui " Les Anges Déchus". Entre temps cette première appellation ayant été affectée à d'autres oeuvres par d'autres auteurs, j'ai décidé de la modifier pour éviter tout risque de confusion.
Etonnant pour un auteur de redécouvrir après plus d'un quart de siècle une histoire dont il ne se souvient plus. La vie est passée par là et a opéré des changements tellement radicaux en moi que je peine parfois à me reconnaître dans cette narration. Elle est comme un fossile qui témoigne en ce qui me concerne d'une époque révolue que je ne renie pourtant pas, loin de là. L'éditer et la partager est une façon de refermer une porte avant de m'engager plus loin dans un cheminement d'écriture plus en phase avec mon évolution personnelle depuis cette date. Il me semble important de ne pas oublier d'où on vient et par où on est passé pour comprendre pourquoi on est devenu qui on est.
En attendant l'édition prochaine sous KDP, je vous propose de découvrir en avant première le premier Chapitre du roman.
— Allô ! Père ? Excusez-moi de vous importuner aussi tard. C’est à propos d’une vieille. Si on ne fait rien, elle va finir au dépôt. Après je ne pourrais plus intervenir. Le Père Ranin jette un coup d’œil à la pendulette en face de lui sur l’étagère entre les livres et les piles de dossiers poussiéreux. Une heure. Refermant son bréviaire, il répond : « Vous avez bien fait Laborit, je ne dormais pas. Je la connais ?
— Non. Pas que je sache. On l’a déjà ramassée deux ou trois fois pour ivresse et insulte à agent. Rien d’exceptionnel. Par contre cette nuit, elle a été retrouvée ivre morte dans le terrain vague derrière la gare. Une riveraine m’a alerté. J’étais de permanence au commissariat. Pour l’instant, la vieille dort au chaud à l’hôpital. Le hic, c’est que le patron la connaît déjà. Il est remonté à cause des plaintes à son encontre. Vous le connaissez !
— Oui. Je peux le comprendre. Il est bien obligé d’en tenir compte. Les sans-logis dérangent. La pauvreté et la crasse, ce n’a rien de contagieux mais certains préfèrent l’ignorer.
— En l’occurrence, si je puis me permettre, Père, il y a quand-même plus que ça. La diablesse, elle picole dur et elle a la vinasse débraillée. Excusez-moi de vous infliger ça, mais vous connaissez le topo. Quand elle part en barigoule, cette pocharde ne fait pas dans la dentelle… Enfin, l’expression est mal choisie. Au risque de vous paraître vulgaire… Comment dire ? Elle donne dans les dessous… Elle a du vice, quoi ! En plus, elle cible toujours les gamins pour dévoiler son intimité et relever ses jupons pouilleux. Inutile de préciser qu’elle ne porte aucun autre sous-vêtement. Si encore elle faisait ça discrètement… mais non ! Elle commente l’exhibition. Je vous épargne l’obscénité du discours et des gestes.
— J’imagine les répercussions ! Je m’en occupe. J’appelle l’hôpital pour confirmer que l’association passera la prendre en charge. Ça me laisse le temps de me retourner. Votre commissaire sera satisfait. On va tout faire pour lui éviter l’asile. Merci de m’avoir prévenu. »Le silence retombe. Au-dessus du Père, un sobre crucifix en ivoire. Une double porte matelassée isole la pièce pour la protéger de l’effervescence diurne de la division. La table en noyer a la patine des meubles qui traversent l’existence au fil des générations. Le seul luxe de cette cellule tient au confort du fauteuil en cuir fatigué que Ranin abandonne à regret pour se lever. II écarte le rideau qui masque une alcôve aveugle. L’antre obscur, étroite comme un terrier, abrite un châlit et un lavabo surplombé par un miroir au tain parcouru de fines ramifications. Une vierge byzantine promène du haut des ors craquelés de son icône un sourire mélancolique et un regard vide sur l’austérité du décor. Le père verse un peu d’eau dans un verre, le porte à ses lèvres, boit deux gorgées et vide le reste. Il murmure à l’adresse du spectre émacié qui le dévisage de l’autre côté du voile arachnéen : « La croix est lourde, le chemin difficile. Les voies du Seigneur sont impénétrables. Le malin ne renoncera donc jamais ? »Après un coup d’œil à la madone, il s’esquive. Les couloirs déserts brillent d’un éclat verdâtre. Les lueurs des veilleuses se diluent dans le lustre satiné du linoléum. Ombre furtive qui glisse sur le béton froid, Ranin descend sans bruit les escaliers jusqu’au sous-sol où la porte de la crypte se referme sur lui en un claquement mat. Le vacillement rougeoyant de la veilleuse du tabernacle anime les silhouettes du chemin de croix. Les figurines en bois d’olivier, transpercées par le fer qui les scellent au béton, projettent sur le mur les silhouettes torturées d’un périple immuable. Le prêtre s’avance dans la pénombre et s’agenouille devant l’autel. Son corps se recroqueville dans la même supplique muette.
Alban Paulh Tous droits réservés.