Quarantaine incertaine
Une nouvelle issue d'un laïus primitivement pondu pour un anniversaire en famille. Narration humorisitique et à dessein enluminée pour souligner l'hyperactivité de ce jeune frère indomptable devenu un adulte énigmatique... Le secret caché, parce qu'il est également inconnu de l'orateur, n'a pas ici la dimension dramatique et mortifère du "Festen" de Thomas Vinterberg, mais il promet, à terme, des remous suceptibles de remettre en cause quelques tabous familiaux solidement ancrés. La jacquerie, simple métaphore fondée sur une analogie de date, s'infiltre bien au delà des apparences jusqu'à révolutionner toutes certitudes de genre dans un milieu hybride qui fait déjà le grand écart entre bourgeoisie et aristocratie.

Alban Paulh
Quarantaine incertaine
Nouvelle
1
Cette nouvelle est une fiction. Toute ressemblance avec des
situations ou des personnages existants ou ayant existé serait
purement fortuite.
Tous droits réservés Alban Paulh 2023
2
Alexandre fit tinter trois fois son couteau
contre sa flûte de champagne. Le silence se fit
dans l’assemblée. Après avoir adressé à chacun
un regard, il fixa son frère Marc en souriant,
avant de baisser les yeux en direction de son
papier et de commencer à raconter :
« La seule certitude, c’est que le gars dont
il est question est né un quatre août. Le registre
d’état civil en atteste. Pour vous qui ne
connaissez pas encore le personnage, cette
précision peut paraître superflue. Mais pour qui
a suivi son parcours et connaît un peu son
pedigree, certaines synchronicités posent
question. Sans vouloir trop entrer dans les
détails et vous barber avec de longues
considérations historiques, il semble opportun
de se remémorer la nuit du 4 août 1789.
En plein coeur de la révolution française,
pour répondre à la Grande Peur qui a embrasé
toutes les campagnes et tenter de stopper
l’insurrection, le vicomte de Noailles appuyé par
3
le duc d’Aiguillon réclame l’abolition des
privilèges par un vote de l’Assemblée dans une
ambiance de délire. Selon nombre d’historiens,
cette mesure vise à calmer les jacqueries pour
préserver les intérêts de la bourgeoisie autant
que ceux de la noblesse. Pourtant, force est de
constater qu’en dépit de cette précaution et
malgré nombre d’alliances entre familles
aristocratiques et bourgeoises, l’objectif à ce
jour n’a jamais été complètement atteint.
Certes, vous n’en avez probablement
jamais entendu parler officiellement. Alors
observez de plus près… Aucune cause ne se
dérobant jamais à son obligation ontologique
d’entraîner des conséquences, vous noterez que
celle que je vais vous dévoiler est de taille.
Avatar typiquement républicain issu de la
révolution, la famille mixte aristo-bourgeoise
s’est banalisée à force de redorées de blasons,
côté face, et d’identifications à de nobles terres
et bois, côté pile. Discrète, elle n’imaginait
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nullement s’exposer un jour au retour de l’ire de
la populace.
Pourtant, c’est bien une famille de ce type
que la jacquerie choisit pour refaire surface sans
crier gare, très exactement 171 ans plus tard.
Sous les traits d’un poupon violacé et dodu, qui
fit irruption en braillant entre les cuisses de sa
noble mère en cette nouvelle, mais tout aussi
fameuse nuit du 4 août 1960, elle s’insinua
incognito dans la douillette longère flamande,
mettant un point final à la tranquillité ambiante.
Vous l’aurez compris, il y a tout juste
quarante ans, l’énigmatique Marc dit Marco
venait au monde.
Mystérieux énergumène. Tel que vous le
voyez là, vous lui accorderiez le bon Dieu sans
confession. Soyez rassurés. Passé la cyanose liée
à l’étroitesse du passage, que la destinée venait de
lui imposer pour réapparaître une fois de plus à
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l’existence, il endossa instantanément un joli
minois de bébé aussi rigolard que charmeur.
Certes, ses parents espéraient plutôt une
fille, mais comment lui en tenir rigueur ? Sauf
preuve du contraire, incombe aux géniteurs plutôt
qu’à l’enfant le déterminisme génétique qui
préside à la différentiation in utero de la
robinetterie du mouflet. Néanmoins, la fratrie
comptant à l’époque déjà trois mâles, l’inquiétude
était palpable et, quand la sage-femme annonça
qu’un petit oiseau était en vue, selon le
témoignage d’un proche, un léger flottement se fit
ressentir dans l’atmosphère. Au calendrier venait
d’être cochée la case du quatre août 60, et voilà
que le score affichait subitement quatre à zéro !
Les concaténations du destin, que d’aucuns
nomment parfois karma, ayant l’habitude de se
travestir volontiers en heureuses apparences, le
bébé se révéla aussi superbe que costaud. Chauve
comme il se devait de l’être pour se fondre en la
tradition familiale initiée par ses aînés, il
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bénéficiait déjà d’un joli timbre de voix et
babillait à l’envi. L’incident fut donc rapidement
oublié. Ça n’étonnera pas ceux qui, comme vous,
ont déjà pratiqué l’individu. Ils savent que
personne, jamais, n’a pu résister à son sourire
charmeur. Le point est ici de préciser qu’il sut en
jouer dès le lever du rideau, comme si cette
habileté lui venait d’une existence passée.
Mystère et boule de gomme, me direz-vous.
Personne ne le saura jamais. En tous cas, cet
angélisme quasi divin éclipsa instantanément et
définitivement en l’esprit de sa maman l’idée
qu’un autre enfant que lui eût pu s’immiscer à ce
moment en ce clan strictement masculin. Tant pis
pour ses rêves de fille.
C’était sans compter sur la jacquerie qui,
insidieusement entrée dans la place, ne tarda pas à
se révéler. Comme si, par instants, elle prenait
possession du pauvre bougre et le contraignait à
se faire remarquer. Chaque tétée devint ainsi
prétexte à conflit, et la mère commença à
désespérer. L’hurluberlu ne daignait se ravitailler
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correctement qu’en présence de son grand-père
maternel qui avait ses appartements au rez-dechaussée
de la demeure familiale. Quelle
prescience occulte de la fin proche de son aïeul
l’avait conduit à instaurer ce chantage pour
parvenir dans l’urgence à s’imprégner de son
doux regard aristocratique dont il partageait
l’azur infini, marqué à jamais par la tristesse de
Verdun et la perte de sa tendre épouse emportée
par la grippe espagnole ? Impossible à deviner.
Quand la page se tourna en un murmure à
peine plus audible qu’une bougie soufflée par un
infime courant d’air, l’enfant n’en sembla point
affecté. Sang bleu ne trompant pas, il se redressa
vaillamment du haut de ses six mois et opina du
chef pour reconnaître enfin et apprécier à leur
juste valeur les louables vertus de la bonne
bouffe. Vous noterez d’ailleurs qu’il ne les remit
plus jamais en question. Bon mangeur, bon
buveur, il se développait comme un légume
quand se manifesta pour la première fois, assez
précocement, si on en croit les statistiques
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usuelles de référence sur le sujet, son goût
immodéré pour l’aventure et les sensations fortes.
À moins d’un an, espérant probablement
accéder ainsi au livre Guinness des records, il
tenta un triple salto arrière de sa planche à langer,
en profitant d’une seconde d’inattention de sa
mère, et atterrit malencontreusement sur le
linoléum de la chambre rose, chambre que
personne n’avait eu le temps ni l’idée de
repeindre en bleu. Mesquinerie, selon Madame,
que de s’arrêter ainsi aux fallacieuses
considérations de tuyauterie, que nous avons
évoquées plus tôt, pour s’enquiquiner, sous
prétexte de conventions de couleurs, à remplacer
un badigeon dans une chambre d’enfant. Donc,
bien qu’il n’y en eût pas des masses sur le
linoléum de la chambre fort bien entretenue,
revenons à nos moutons. Nous en étions au
splash ! L’onomatopée mime assez fidèlement le
bruit que fit la boîte crânienne du chérubin, boîte
encore souple comme un oeuf dur fraîchement
écalé, en se déformant au contact du sol. Vexé par
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le fiasco de sa première prestation, le fieu ne cria
point. Nul ne sait si le mutisme du petit pantin
désarticulé résulta du fait qu’il fût assommé,
puisqu’aucun témoin n’assista à la scène.
Néanmoins, Marco raconte à qui veut l’entendre
que sa mère, un peu énervée, l’aurait frappé
contre les murs pour se défouler (en général, il
mime la scène avec brio). Cela lui permet
d’expliquer, en grande économie de vocabulaire,
car il a hérité, en plus de la couleur de ses yeux,
du caractère taiseux de feu son grand-père,
d’expliquer, donc, sa mythique fracture du crâne
invoquée à l’envi pour justifier qu’il soit resté un
tantinet fêlé et ainsi s’exonérer de toutes les
sortes d’excentricités qu’on lui connaît. Facile !
Ne croyez pas qu’il s’arrêta à ce coup
d’essai. Même si, effectivement, il la mit en
veilleuse quelque temps, histoire de digérer
l’humiliation de s’être vautré aussi
lamentablement, il reprit bientôt du service.
Quelques photos en témoignent où, de-ci de-là,
on le voit d’abord chevaucher un pointer
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vindicatif puis exécuter quelques cascades en
tricycle dans le jardin de la maison familiale.
S’en tenant à une chronologie précise de la
biographie de ce personnage singulier, il faut
attendre sa première période parisienne pour que
se révèle pleinement son génie inventif. C’est
probablement du plein succès de ses tribulations,
de 1963 à 1965, au numéro 20 de la rue Saint-
Sornin, qu’il garda une affection particulière pour
la capitale, au point de finir par s’y sédentariser.
Par souci de concision, nous ne ferons
qu’énumérer sans les détailler ces éléments dont
beaucoup ont largement dépassé l’audience de la
sphère familiale (bien avant l’invention des
réseaux sociaux1) au point d’être devenus parfois
des références dans le domaine des facétieuses
conneries que peuvent inventer des chérubins
pour empoisonner l’existence de leurs parents.
Voici donc de quoi vous rafraîchir la mémoire :
1 NDLR
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Jet d’une cinquantaine de billes dans
la rue, depuis le 6ᵉ étage, sans casser
la vitrine de l’électricien en face.
Projection de petites cuillères en
argent depuis la même hauteur, mais
cette fois-ci dans la cour intérieure
de l’immeuble, avec pour corollaire
que celle-ci constitue le toit du
garage voisin, accessible uniquement
à quatre pattes, par un vasistas, à
condition de ne pas dépasser trente
kilos.
Variante, quelques jours plus tard, en
changeant de projectiles : les brosses
à dent de toute la famille.
Habitude coutumière : passer une
partie de la matinée assis dans la
poubelle de la classe maternelle
parce qu’il fait le pitre.
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Consolation personnelle : bouffer
toutes les meringues aux amandes et
finir précipitamment le Coca-Cola,
quitte à s’étouffer, juste avant que
ses frères ne rentrent de classe.
Son sport favori : la fronde (une
variante télévisuelle de la jacquerie,
en quelque sorte) ! Il la pratique de
préférence couché à plat ventre sur la
rambarde du balcon en chantant à
tue-tête : « Je m’appelle Thierry La
Fronde, j'ai une fronde en matière
plastique… ». Néanmoins, depuis
son bide dans le triple salto arrière, il
assure. Courageux mais pas
téméraire, le garçon est devenu
prudent, il glisse son pied derrière la
descente de gouttière, car le trottoir
de la rue est quand même six étage
plus bas. La municipalité n’ayant
toujours pas eu le bon goût d’y poser
du linoléum, il subodore que
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l'atterrissage risquerait d’être moins
soft que dans la chambre rose.
S’ensuivit une deuxième période nordiste
(1965-1971). Ici, il convient de préciser le
contexte car, comme tous les grands artistes, le
prodige en herbe laissa s’exprimer son talent au
gré des rencontres et des opportunités. On peut
dire que tout eut une réelle importance dans sa
découverte des émotions, des textures et de la
multitude des formes d’expressions tactiles,
auditives, visuelles et même gustatives. Le jardin
de la rue Vigan éveilla sa flamme. Non sans
avoir pris la précaution de s’entraîner avec
quelques menues brindilles sous son lit, il
s’attaqua ensuite à une oeuvre maîtresse qui
devait lui amener la célébrité dans tout le
quartier : l’incendie de la cabane à outil. Il mit
également à profit les trajets vers l’école, qu’il
partageait à pied avec ses deux cousins, pour les
initier à sa remarquable, bien que nouvellement
acquise, maîtrise de la pyrotechnie : feux sous
voitures, pétards et pommes de terre dans les
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pots d’échappement. Il avait déjà un goût
prononcé et une remarquable curiosité pour les
arts et techniques. Rien d’étonnant qu’il se soit
dirigé plus tard vers une carrière d’ingénieur.
Il n’en oublia pas pour autant les sonorités.
Il explora ainsi les percussions, mais en
perfectionniste qu’il était déjà, il lui fallait des
instruments variés et un registre dont l’amplitude
allait du silence absolu à la fracture intégrale. Il
s’entraîna primitivement sur la voiture du voisin
du rez-de-chaussée, dans le garage du petit
immeuble de la rue Vigan, pour un numéro
époustouflant : claquettes sur capot, sur toit et
sur coffre d’une Simca Ariane rutilante. Hélas,
ce festival dégénéra en concert de baffes, et
l’artiste resta sur sa faim, totalement frustré dans
son élan créatif. L’oeuvre était probablement trop
précurseuse, son talent resta incompris.
Heureusement, la maison de ses grands-parents
paternels, géographiquement proche, restait un
refuge. Aussi, bien plus tard, toute honte bue
quant à son premier cuisant échec, il n’hésita pas
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à engager comme choristes ses deux acolytes
habituels, au demeurant ses cousins préférés,
pour l’accompagner dans un récital magistral
pour piano, maillets et boules de croquet. Il lui
fallait, pour monter cette nouvelle pièce, des gars
qui n’aient pas froid aux yeux, car se lancer dans
une oeuvre si avant-gardiste risquait à nouveau
de les exposer à la vindicte d’une critique des
plus acerbes. Il savait pertinemment qu’il
pouvait leur vouer une confiance aveugle. Les
deux avaient depuis longtemps reçu de sa main
le baptême du feu, ils avaient suffisamment
d’expérience et d’ancienneté pour tenir le choc.
Il les engagea donc, mais pour un cachet
minimaliste, que probablement aucun d’entre
vous n’aurait accepté. À vrai dire, il ne s’agissait
pas d’espèces sonnantes et trébuchantes mais
d’un simple « t’es pas cap », accompagné d’un
sourire angélique sous son épi rebelle. Pour ce
gage dérisoire, scellé par un « tope-là » suivi
d’un claquement de main rituel, ses deux
comparses l’auraient accompagné, voire précédé,
médusés, jusqu’en enfer, s’il le leur avait
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demandé. Vous conviendrez que son charisme
touchait déjà au prodige. L’artiste se révélait
également un véritable meneur. La suite est peutêtre
parvenue jusqu’à vos oreilles, bien qu’aucun
des trois protagonistes ne s’en fût jamais vanté :
piano de la salle de jeu explosé, baie vitrée de la
salle à manger volatilisée. La bande à Marco
s’était surpassée. Cette fois-là, il en a
sérieusement pris pour son matricule en tant que
chef de bande et, indubitablement, on peut
affirmer que ça l’a un peu refroidi à défaut de le
calmer.
Une semaine semble une estimation
raisonnable de l’interlude que la correction
parentale musclée imposa à son imaginaire
bouillonnant avant qu’il ne reparte à l’assaut
d’un nouveau défi. Il est vrai que l’abandon de la
rue Vigan, pour retourner à l’avenue Molière en
sa maison natale, fut pour lui une véritable
aubaine. On n’imagine pas à quel point les
hasards de la vie peuvent amener à se croiser des
destinées riches en potentialités et ainsi changer
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la face du monde. À ce titre, la rencontre avec un
cousin issu de germain, habitant deux maisons
plus loin, fut mémorable. De nombreux
témoignages du voisinage peuvent encore en
attester ; personne ne s’est jamais totalement
remis de leurs exploits. Plumer le toit de chaume
mitoyen du fond du jardin comme un vulgaire
croupion de poulet ; scier une branche de
l’érable panaché bicentenaire, pour qu’elle
obstrue l’allée du voisin de gauche en
sectionnant par sa chute la ligne téléphonique ;
avaler toutes les fraises, framboises et autres
fruits rouges de la chère tante, maman de son
complice, sans qu’elle ne s’en aperçoive. Tout
cela avait de quoi en faire perdre la diction à
n’importe qui. « Mon Tcheu, mon tcheu, quelle
pitchée, mais quelle pitchée… », bégayait, à qui
voulait l’entendre, la pauvre femme.
Il faut reconnaître qu’en ces périodes
troubles, les incidents de frontière étaient quasi
quotidiens dans le quartier. Pourtant, la palme de
la plus belle opération commando revint à
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Marco. C’est en solo qu’il pulvérisa le record de
l’escarmouche éclaire en zone ennemie. En
moins d’un quart d’heure, il arracha toutes les
plantes du jardin des voisins de droite et
pulvérisa leurs deux immenses jarres antiques en
les précipitant dans le vide du haut de leur
terrasse. Rien d’étonnant à ce qu’il soit
remarqué, quelques années plus tard lors de sa
préparation militaire, et qu’il finisse aspirant
dans l’armée de l’Air. Ce garçon, gaulliste dans
l’âme, eut très tôt un sens aigu de la territorialité
et une profonde conviction de la nécessité d’une
politique fondée sur la dissuasion : démontrer
l’efficacité de sa force de frappe et convaincre
les frontaliers de l'inutilité de toute tentative
d’annexion. À ce propos, on remarquera
l’étonnante précocité de cet enfant qui,
instinctivement, pense à neutraliser les
transmissions de l'ennemi pour lui interdire tout
renfort en sectionnant volontairement leurs
câblages de télécommunication. Cette
extraordinaire préscience de la logistique
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pourrait possiblement expliquer la suite de son
cursus si remarquable.
Néanmoins, il ne faudrait pas que le
tableau que nous en avons dressé jusqu’ici vous
donne une idée fausse du personnage de
l’époque. Il était au demeurant un enfant très
doux, aimant et sensible, extrêmement sociable,
en famille comme à l’extérieur, même si
commençait déjà à poindre chez lui un certain
goût pour le secret, la dissimulation et la double
vie. Une anecdote trahit cette tendance. Elle est
révélatrice également de sa passion irraisonnée
pour les automobiles. À l’occasion d’un Noël,
ses trois frères reçurent en cadeau un circuit
Scalextric de petites voitures électriques. Marco,
alors âgé de sept ans, fut jugé trop jeune pour y
toucher, et par voie de conséquence, ne posséda
pas de bolide au sein de cette merveilleuse écurie
de Formule 1 miniature, composée d’une lotus
bleue, une Aston Martin rouge et une Alfa
Romeo verte. Il est étonnant qu’il n’eût pas
perdu un oeil, voire les deux, à cette époque, tant
20
ses orbites se convulsaient à suivre la trajectoire
des voitures qu’on ne l’autorisait qu’à regarder
sans jamais pouvoir ne serait-ce que les
soupeser. Cet épouvantable supplice de Tantale
dut lui faire endurer une frustration comme seule
la petite enfance peut en dissimuler à la
conscience des adultes. Il résista un certain
nombre de mois sans qu’il ne fût jamais possible
de préciser combien, puisqu’il tut toujours la
façon dont il avait pu réaliser son forfait. C’est
par hasard qu’un de ses frères constata un jour
une légère modification sur l’Aston Martin et en
parla à son cadet, propriétaire du véhicule. Celuici
fut très étonné, car il ne s’en était plus servi
depuis très longtemps. Regardant de plus près la
voiture, il réalisa que ce n’était pas la sienne,
mais le même modèle dans une nouvelle version.
L’aîné étant en pension pour le trimestre, ne
restait que Marco pour avoir pu échanger la
voiture. Interrogé, il rougit jusqu’au sommet de
son épi en prétendant ne pas savoir, mais fut
confondu par la fouille de son armoire. La
voiture du cadet y était précautionneusement
21
rangée. Le pauvre enfant avait élaboré un plan
diabolique pour enfin conduire son propre
véhicule, dut-il être une doublure de celui d’un
de ses frères, mais la malchance avait voulu qu’il
se fasse démasquer en dépit de l’ingéniosité de
son stratagème. Dieu seul sait comment il s’y
était pris pour dérober la somme nécessaire dans
le sac de sa mère. Il est par contre presque
certain qu’il fit son emplette en sortant de
l’école ; le magasin de jouet de la grand-rue était
sur son trajet pour aller prendre son tramway.
Drame de l’incompréhension, cet incident,
probablement ruminé des mois, l’établit dans une
double certitude : premièrement, pour vivre
heureux, il vaut mieux vivre caché ;
deuxièmement, pour avoir la paix, il est
préférable de gagner confortablement sa vie afin
de pouvoir s’offrir la bagnole de ses rêves sans
avoir à rendre de compte à personne.
Enfant sensible, donc ! Là, on ne peut
éviter d’évoquer l’influence considérable de sa
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mère sur ce petit dernier (place qu’il conserva
sept ans et demi). Charmeur, canaille, gredin et
séducteur, il comprit tout de suite le parti qu’il
pouvait tirer du penchant de sa maman pour le
personnage ambigu d’Arsène Lupin. À tel point
que personne ne sut jamais, si des années plus
tard, c’était le charme de Georges Décrières
qu’elle plébiscitait à la télé ou inconsciemment
le plaisir que lui procurait cette évocation
déguisée des exploits de son fils préféré. Car
Marco n’avait jamais eu besoin de lire le
bouquin de Maurice Leblanc pour incarner
toutes les ficelles du personnage. D’un seul
regard, d’un seul sourire, il obtenait de sa mère
l’absolution pour toutes ses fautes. Comme tous
les hommes, c’est sur elle qu’il s’exerça très tôt à
mesurer son impact sur la gent féminine. La
seule différence tient au fait que, lui, il prit
rapidement conscience du pouvoir de fascination
que son regard exerçait sur les autres et
s’inquiéta même de la puissance du potentiel
qu’il recelait.
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L’arrivée d’un cinquième garçon en 1968
dans la fratrie ne le perturba d’abord pas outre
mesure.
Il faut attendre la deuxième période
parisienne (1971-1977) pour que s’exprime une
certaine rivalité entre le petit dernier et lui. La
semaine, ils se partagent leurs parents et
l’appartement (les deux aînés étant restés dans le
Nord, le troisième pensionnaire). Marco, qui
extérieurement semble avoir pris son parti pour
une attitude politiquement correcte, gage de
tranquillité personnelle, manifeste à la maison un
sursaut velléitaire de protection territoriale et de
contrôle d’influence. On notera ici un
approfondissement net de son apprentissage
militaire autodidacte avec une exploration
maintenant plutôt axée sur le combat rapproché à
mains nues ou avec objets contondants, style
gros cendrier en cristal. Il fera d’ailleurs
l’expérience de l’impérative nécessité de garder
son sang-froid en toutes circonstances et de
savoir à l’occasion se réfugier derrière une solide
24
porte de toilettes, voire de héler des renforts
parentaux, quand son frère, qu’il a savamment
mené au paroxysme de l’exaspération, menace
réellement de le tuer avec un couteau à pain.
C’est à cette époque que se mirent en place
les fondements d’une dialectique propre aux
deux frères, dialectique structurée sur la
prévalence que chacun entendait avoir sur l’autre
dans les faveurs de leur mère. Il s’agit du fameux
syndrome fayot et super fayot.
Contrairement à ce à quoi on aurait pu
s’attendre, la période suivante, Ariègeo-
Toulousaine (1977-1978), ne mit pas fin à cette
controverse. Bien au contraire. Marco entra en
terminale comme interne à Pamiers, et bien qu’il
laissât en apparence la place à son jeune frère
dans le cocon familial, il prit ce faisant (ou
devrais-je dire ce faisan) sur lui un avantage
inexpugnable en devenant le fayot incontesté
qu’il fallait dorloter et bichonner le week-end
pour compenser son absence de la semaine. La
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position du petit dernier, présent et fils unique à
plein temps, le privait de toute velléité de
répartie, bien qu’il n’en pensât pas moins.
Suivit une période lilloise de cinq années
consacrées aux Arts et Métiers et clôturée par un
diplôme d’ingénieur avant son retour dans le
sud-ouest pour le service militaire. Quand il
réapparut devant sa mère en uniforme d’aviateur,
Marco l’emporta sans coup férir sur son frère
pour le titre insurpassable de super-fayot. Le
petit-dernier se renfrogna, faisant semblant
d’admettre tacitement sa défaite, mais quand vint
son tour de partir à l’armée, il tenta le tout pour
le tout dans l’espoir fou de surpasser son frère
dans l’esprit de sa mère. Que trouver de plus
prestigieux que les avions pour faire son service
militaire ? Les fusées bien sûr ! Qu’à cela ne
tienne, il s’embarqua pour Kourou. Manque de
chance, le premier tir d’Ariane qui suivit son
arrivée sur la base de lancement fut un fiasco. Il
perdit là sa dernière chance de devenir superfayot
à la place du super-fayot.
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Arrive enfin ce que nous appellerons
globalement la période Unilever. Il est
effectivement plus approprié de se placer
maintenant dans une optique sociologique, plutôt
que géographique pour tenter de percer le
mystère de cet homme secret, qui s’applique
avec zèle depuis quatre décennies à paraître aussi
anonyme et discret que possible.
En se cantonnant aux apparences, sa fiche
biographique peut se résumer ainsi :
Ingénieur Art et Métier, employé modèle
dans la branche française d’une multinationale
néerlando-britannique, dont le siège social est
situé à Rotterdam et à Londres, jeune cadre
dynamique, sans charge de famille,
éternellement disponible et mobile, tant en
France qu’à l’étranger. Sportif, skieur accompli,
excellent pilote automobile, accessoirement
parachutiste, officier de réserve de l’Armée de
l’Air, mélomane averti, excellent vernis culturel.
Doué d’un talent particulier d’imitateur. Salarié
27
d’une entreprise prestigieuse lui offrant une carte
de visite internationale. Distingué et séducteur
(soigne son look et entretien sa forme),
personnage doté d’un ascendant remarquable,
principalement sur les femmes, mais doué
également d’un fort pouvoir de persuasion sur
les hommes. Coqueluche de ses belles-soeurs et
cousines, aimé de sa famille, apprécié de ses
proches, collaborateurs et employés.
Néanmoins, certains points ne collent pas
dans ce pedigree dithyrambique. Au vu de son
passé, un certain nombre de questions restent en
suspens :
Comment un simple cadre d’Unilever peutil
laisser en plan tous ses amis dans son chalet de
montagne, pour rejoindre Paris en urgence sur un
appel de la direction, alors qu’il les avait invités
pour une semaine de vacances au ski ? Il paraît
douteux qu’une simple logistique de shampoing
ou de savon suffise à expliquer ce déplacement.
28
Pourquoi un homme aussi séduisant, bourré
de qualités, affichant une pareille réussite sociale
et professionnelle, ne fonde-t-il pas une famille ?
Le rapport suppute qu’il prit très tôt conscience
de son pouvoir sur les femmes et s’en inquiéta.
C’est une explication plausible. Peut-être
ressentit-il la même impression qu’éprouvent de
nombreuses personnes dans ces restaurants où
les cartes sont tellement étoffées qu’il est
impossible de faire un choix et auxquels la
plupart préfèrent le buffet campagnard, qui
autorise à papillonner dans tous les plats sans en
préférer un, voire à goûter plusieurs fois du
même sans que personne n’y trouve à redire.
Faut-il présumer que sa véritable situation
ne lui offre pas des conditions de sécurité de
nature à lui permettre de nouer des attaches
durables ni surtout de s’engager dans un
processus de responsabilité familiale ?
Une hypothèse pourrait éclairer le dossier.
Elle vous paraîtra peut-être un peu folle, mais en
29
reprenant tout depuis le début, beaucoup de
comportements inexpliqués du personnage
prennent une signification dans cette perspective.
Marco mènerait-il une double vie à l’insu
de tout son entourage ? Serait-il ce fameux
Komar signalé à plusieurs reprises en Allemagne
de l’Est à l’époque où Marco vivait à
Düsseldorf ?
Serait-ce également lui que mentionnent
certains rapports des Renseignements Généraux
en signalant aux forces de l’ordre de ne pas
entraver les actions d’un agent des services
secrets français dénommé tantôt « La Fronde »,
tantôt « Jacquou le Croquant » ? Plausible.
Unilever lui procure une justification commode
pour couvrir ses déplacements parfois prolongés
à l’étranger.
Il y a fort à parier que nous ne saurons
jamais la vérité. Pour la petite voiture rouge, plus
30
de trente ans après, personne n’a jamais élucidé
le fin mot de l’histoire.
Vous pouvez toujours essayer de lui tirer
les vers du nez, je doute que vous n’obteniez
autre chose qu’un sourire énigmatique, car
l’homme est un taiseux, vous le savez, mais
qu’importe, puisque tel qu’il est, nous l’aimons
tous.
Bon anniversaire, Komar ! »
Se rasseyant sous les applaudissements,
Alexandre ne capta pas les clins d’oeil anxieux
qu’envoyait à Marco, son vieil ami de promo
surnommé le joli vicomte, venu à la fête
accompagné de sa charmante épouse. Des
sketchs se succédèrent joyeusement toute
l’après-midi au cours desquels ses cousines
insistèrent aussi sur le caractère énigmatique de
l’existence de leur cousin. En fin d’après-midi,
quand vint l’heure pour tous les convives de se
séparer, le couple d’amis étreignit Marco au
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moment de monter dans les voitures, et le joli
vicomte lui dit : « Tu ne peux plus reculer
maintenant. Alexandre a quasiment tout mis en
lumière. Si ta famille l’apprend autrement que de
ta bouche, ça va provoquer un raz-de-marée. Ils
penseront que tu ne leur fais pas confiance. »
« Tu en as de bonnes, toi. Quelle garantie
j’ai pour leur accorder ma confiance sur un sujet
pareil ? C’est un saut dans l’inconnu, un vrai
saut quantique. Tu me demandes de leur signer
un blanc-seing. C’est exorbitant et ça me
terrorise. Tu n’as pas idée des principes qui
régissent cette famille, de ce qui se cache
derrière la légende que t’a débitée Alex. Il adore
broder des histoires. C’est son truc. Il aurait dû
écrire plutôt que pratiquer la médecine. On voit
que tu n’es pas à ma place. Tu ne peux pas
comprendre. »
« Tu n’as pas d’autre choix. Tente. Joue la
confiance en pariant sur leur intelligence du
coeur. Ils ne pourront pas te reprocher d’avoir
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douté de leur capacité à t’aimer tel que tu es
plutôt que tel qu’ils t’avaient imaginé. Magnetoi,
parce qu’Alex chauffe ; je doute qu’il tarde
beaucoup à te démasquer. Et il serait le premier à
être vraiment emmerdé par sa découverte. Il ne
saurait pas quoi en faire. T’écrire un texte pareil
pour l’anniversaire de tes quarante ans prouve
qu’il t’aime sincèrement. Tu peux donc
commencer par lui pour révéler la vérité... Il
pourra certainement t’aider pour poursuivre avec
le reste de la famille. Tu te sentiras soutenu au
moins. »
« Mouais, t’as probablement raison, mais si
tu crois que c’est facile, tu te goures. Je vais le
faire ce putain de coming out, mais il faut que je
trouve le bon moment, surtout avec les
parents. Pas évident dans cette famille. Si tu
avais entendu la sortie de Papa à propos d’un
flash info qui parlait de la Gay Pride hier soir à
la télé, tu serais moins optimiste. Il a encore un
sacré bout de chemin à faire, je te le dis. »
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« Tarde pas trop quand-même, pense à
Théo. Il doit commencer à se morfondre de ne
pas pouvoir partager avec toi des journées
comme celle-ci. Sans parler de la logistique de sa
disparition programmée de tous les écrans radars
à la moindre suspicion de passage d’un membre
de ta famille par ton appart à Paris. Vous allez
finir par vous faire prendre la main dans le
sac. Allez, tchao Komar,et bienvenue à Marco, le
premier homo de votre clan de cinq mâles.
Rappelle-toi que ton orientation sexuelle ne fait
que satisfaire aux exigences des lois statistiques
de la répartition des genres, ça dépasse largement
les prérogatives du libre-arbitre personnel. Tu
pourras toujours invoquer ça auprès de tes
vieux. »
« Ben voyons ! Là, je sens que ça va
beaucoup m’aider à empêcher mon père de
s’arracher les cheveux. Il a toujours aimé les
stats et probas, mais là, ta courbe de Gauss, il va
me la balancer à la tronche. Allez, cassez-vous
tous les deux, et soyez prudents sur la route. On
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se revoit pour Noël, et je te parie que j’aurai
publié officiellement les bans. Croix de bois,
croix de fer, si je mens, je vais en enfer. Au
moins, Théo sera content et il me consolera.
Tschüss…»
« Embrasse-le de notre part. »
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Alban Paulh 2023, tous droits réservés.