RENDEZ-VOUS DISCRET... Petit extrait du roman "Si c'est amer, tu dois l'aimer."

Ils sortent dans la clarté du boulevard. Elle se baisse pour fermer les verrous. Il la contemple, émerveillé de la trouver encore plus belle à la lumière du jour. Incrédule, il ne peut s’empêcher de se pincer discrètement l’avant bras. Il ne rêve pas.
Jany, se retourne. Glissant le trousseau dans son sac à main, elle sourit, amusée par la candeur de son visage. Il la dévore des yeux, avec la moue gourmande d’un gamin. On dirait qu’il découvre pour la première fois comment les grains de sucre s’étirent en filaments arachnéens autour d’un simple bâton pour devenir une barbe à papa. Est-ce la teinte rosée de son ensemble vaporeux ou le goût sucré de ses lèvres qui l’inspire à ce point ?
— On part par là, souffle-t-elle en indiquant la direction à suivre. Il s’approche pour la prendre par le bras. Elle se dérobe en murmurant : — T’es fou ! Pas ici. On pourrait nous voir. Y a plein de gens qui connaissent mon mari, dans le quartier. T’as qu’à marcher loin de moi comme si tu ne m’avais jamais rencontrée. Il s’excuse et s’exécute, abasourdi. Le ciel vient de s’assombrir sur son rêve. Une multitude de pensées contradictoires se bousculent derrière son front plissé. Son impression prémonitoire le torture à nouveau. Elle l’entraîne à travers un dédale de ruelles sordides jusqu’à un immeuble vétuste. Une treille de lierre panaché abrite une cour pavée. Un panonceau émaillé indique « Hôtel » à qui prend la peine de scruter l’entrelacs ligneux au-dessus du portail. Ils traversent et pénètrent dans un hall sombre. Un guichet en bois fait office de réception. La fenêtre guillotine est fermée sur le comptoir, un papier scotché sur la vitre. Jany se penche pour le déchiffrer. — « Prière de sonner à la porte d’entrée »… Ma foi ! On va essayer, dit-elle. Elle ressort. Un carillon résonne, troublant le calme de la vieille demeure. Quelques minutes passent sans que personne ne se manifeste. Jany réitère l’expérience en maugréant : — Ils sont ensuqués ou quoi, là-dedans ! Jamais y se magnent un peu ? On a pas toute la vie devant nous ! Font chier !
François reste muet, songeur. II détaille la pièce du sol au plafond avec l’impression de se réveiller dans un lieu inconnu, se demandant par quel sortilège il a pu s’y trouver transporté à son insu. Le langage de Jany le choque. Sans savoir pourquoi, il réalise seulement qu’une sorte d’automatisme lui interdit d’employer certains mots qui lui viennent spontanément à l’esprit. Bien qu’il soit incapable de les qualifier de vulgaires, leur présence dans la bouche de Jany l’étonne. Le contraste entre la délicatesse de ses traits et la rudesse de son verbe lui procure une sensation de malaise inexplicable. Il s’en trouve ridicule.
— On vient ! On vient ! Y a pas le feu, crie une voix nasillarde à l’étage. Une femme sans âge apparaît au sommet de l’escalier. Elle se cramponne à la rampe pour descendre. Chaque pas imprime un mouvement de balancier à ses hanches lourdes, ponctué par la plainte d’un souffle rauque. Monument encombrant de chairs flasques, par sa pesanteur elle menace de s’effondrer au franchissement de chaque degré du bois qui gémit sous la charge. Sur la dernière marche, ses yeux abandonnent la progression de ses charentaises élimées pour se poser, inquisiteurs, sur les inconnus. Leur irruption à une heure inconvenante, sans le moindre bagage, lui paraît plus qu’évocatrice. D’un ton rogue, elle lance : — Bonjour, M’sieur Dame ! C’est pour une chambre ? Bougez pas ! Je fais le tour et je vous donne ça. Sa main fripée lâche à regret le globe de cuivre et elle se lance sans plus aucun soutien à l’assaut de la traversée qui la sépare de la porte du fond. Courbée en deux par la polyarthrite, elle avance comme un trappeur cassé sous le fardeau de son paquetage. Ses chaussons glissent en courtes succions sur le linoléum ciré, aussi instables que des raquettes à la surface d’un lac gelé. François redoute de la voir s’écrouler tant elle peine à se déplacer. Jany pianote sur le comptoir. Le cliquetis de ses ongles résonne, trahissant son agacement. Dès que la logeuse disparaît derrière la porte, elle marmonne : — Pas speed, la vioque ! Demain, on y est encore ! Une ombre se dessine derrière la vitre dépolie et le cadre se lève dans un grincement. — Tenez ! Voici les clés. C’est au premier à gauche. Je ne vous accompagne pas. J’ai cru deviner qu’il y avait urgence ! Ça fera cent-cinquante francs. Lambert fouille ses poches. II tend deux billets froissés. — Gardez tout ! Merci, Madame ! — Merci, Beau Prince ! Passez une bonne après-midi, les amoureux.
Ils se regardent avec une mimique complice et grimpent l’escalier main dans la main. François pousse la porte et pénètre dans la chambre où règne une demi-pénombre. II entrouvre les rideaux et un rai de lumière éclaire le pauvre mobilier, réchauffant un peu l’atmosphère lugubre. Jany donne un tour de clé et s’avance vers lui. Le rayon de soleil allume ses iris d’un éclat métallique. Le plissement de ses paupières dans la lumière dessine un faisceau de ridules aux angles de ses yeux.